L’article sur les séfarades (f ou ph ?) a fait réagir deux de mes relations. Je ne livre que leurs initiales, n’ayant pas l’autorisation de citer leurs noms.
PP est une juive de Tunisie. MB est un juif de Tunisie.
Il s’agit d’une discussion sur les juifs de Tunisie, initiée par la quasi obsession de l’une des plus talentueuses écrivaines (que ne peux évidemment citer) de cette communauté à peut-être s’égarer dans la recherche des actes de résistance à la barbarie dans les camps et ghettos européens, laissant de côté son talent de romancière.. Le thème de la discussion ? Une discussion donc sur la potentielle confiscation de l’histoire des autres juifs par l’accaparement de celle de la Shoah et une revendication. Concurrence victimaire ailleurs, concurrence des histoires internes ici. Il fallait oser…
PP :
MB
Je réponds rapidement à ton mail de ce matin. Je prendrai sûrement le temps de plus le décortiquer mais l’envie de te répondre « dans la foulée », sans différer la réaction en la rendant mièvre ou aplatie l’a emporté.
Non, notre histoire n’a jamais été écrite. Sauf par des petits historiens wikipédiens ou des notables s’adonnant laborieusement à l’historiographie. En lui conférant la sécheresse, alimentée par la profusion de dates, qui serait synonyme d’érudition. Une histoire linéaire sans structure qui la fonderait.
L’on remarquera encore, par le biais des titres des ouvrages concernés, que l’histoire se cantonne à l’espace, n’est jamais conceptuelle. Histoire des juifs de Tunisie, d’Afrique du Nord, du Maghreb, du Moyen-Orient. Et nulle part la recherche de ce ciment spéculatif ou théorique qui peut être au fondement de ce qu’on désigne rapidement le sépharadisme d’Afrique du Nord.
Et tout se passe comme si la rareté des renommées, des personnages illustres, alliée à l’absence du drame du camp, cantonnait notre histoire à celles des recettes de cuisine et aux boules au miel englouties près de plages certes carthaginoises (le seul mot chic toléré) mais sans la moindre douleur qui peuvent les structurer. Du sable et du miel. Symboles de l’éphémérité éternelle du séfarade.
Nul n’a écrit l’essentiel : la relation à l’Orient puis à celle à la France, lesquelles, dans leur complexité, la contrariété à l’œuvre ont fabriqué, au demeurant différemment selon les classes sociales, une spécificité dont le caractère inédit dans le judaïsme reste à décrire.
Il y a très longtemps, je m’étais attelé à la rédaction d’un roman dont j’avais déjà le titre : « l’Exilé » et une citation en exergue de Tzvetan Todorov («Tout intellectuel est un exilé de sa condition natale») et dont je livre ci-dessous un extrait des premières pages, vite abandonnées :
« Paul a vécu quatorze ans en Tunisie. Arba veut dire quatre en arabe. Juste avant le cinq qui est dans notre communauté le chiffre magique qui anéantit le mauvais œil.
Quelquefois, devant un intellectuel raide qu’il définit comme ne pouvant « imaginer Carthage », il prononce les chiffres dans un accent arabe irréprochable et rappelle l’importance de cette superstition du cinq, avant de tourner le dos, pour, dans le même geste théâtral, aller embrasser Anna d’un léger baiser sur le front.
Il est juif mais sans, réellement, y avoir accordé une quelconque importance. Certes, la « judéo-tunisianité », terme barbare qu’il a pu, ici et là, insérer dans des textes mal écrits et vite oubliés, et dont il abreuvait ses amis à longueur d’e-mails, a pu de temps à autre l’intéresser. Mais, uniquement pour jouir de l’intellectualité de l’approche, du plaisir immatériel de la mémoire. Sans en faire le centre d’une vie ou, comme certains, une obsession crispée.
Il n’a jamais fréquenté les synagogues ni côtoyé, à l’inverse de ses frères, les juifs tunisiens. Il n’a pas, non plus, adopté le fameux accent trainant et la voix haut-perchée.
Lorsqu’on l’interrogeait sur cette judéité il partait toujours dans les mêmes excès, clamant qu’il la confondait avec le ciel bleu posé sur la mer de Carthage, dans un pays où le miel tombait en pluie sur les têtes ensoleillées.
Si, inévitablement, on évoquait devant lui la Shoah, il répondait immédiatement, et je crois ici sincèrement, que cette histoire n’était pas la sienne, que sa judéité était culturelle, séfarade, tunisienne. L’infamie, découverte tardivement était quasiment inconnue sous le soleil.
Son sépharadisme, disait-il, était simplement constitué par la cuisine, le jeu de cartes tonitruant, la jouissance des instants lumineux, le bleu carthaginois qui engloutit les sujets et efface leur mélancolie, les fond dans sa couleur, aidé dans ce travail par un fameux ragoût tunisien, noir d’épinards brulés qui n’en finit jamais de se laisser sucer par une mie de pain italien. Un bleu assassin des tristesses et qui balaye les drames lorsqu’il surgit. Juif du soleil, de la terre chaude qui enveloppe les âmes. Juif de la coutume et non de l’Histoire.
Ce sont ses mots, dans cette fausse poésie dont il sait qu’elle énerve et qu’elle est à quatre sous. »
Tu vois à quel point c’était limite.
Mais il s’agissait dans ce roman, par un « exil intellectuel » du personnage principal, de rechercher l’essence de ce sépharadisme et ne pas laisser la judéité confisquée par les ashkénazes, écrasée, exclusivement, par la douleur et le camp.
J’ai laissé tomber. Pas le temps. Et pas satisfait de l’écrit. Il fallait, en réalité, passer par l’essai et non par le roman mille fois écrit, enveloppé, sans crainte du poncif de service, dans le fameux jasmin qui définirait la Tunisie.
Un essai intellectuel, sérieux et surtout, encore une fois spéculatif, conceptuel, théorique.
Ton mail de ce jour me l’a rappelé.
Je suis en phase complète avec toi.
Oui, notre rapport à la mémoire, nécessairement différente, et peut-être plus vivante ne peut être écrasée. Comme notre rapport à la douleur, toujours pudique dans la mort, malgré les cris d’une infime minorité donnée à voir dans les documentaires pour les friands d’exotisme (mon frère Pierre racontait des histoires drôles dans la pièce ou était allongé mon père, à même le parquet, enveloppé dans une étoffe de soie blanche)
Je te suis aussi dans ton propos sur ka disparition des territoires et des peuples, sur la disparition du yiddishland, exacerbé, enjolivé dans l’atrocité par les petits écrivains, revendeurs de mort. Reste à écrire la différence entre l’assassinat et l’exil, même s’il s’agit toujours d’un exil. Exil d’un peuple qui, comme tu le dis, n’était pas confiné dans un secteur mais ont participé à la construction, conformément à l’injonction biblique, du pays d’accueil. Sans d’ailleurs s’y fondre comme les juifs allemands qui, éberlués, n’ont rien compris (le merveilleux roman de Singer. Israël Joshua, le frère de Isaac Bashevis dont le talent est immense dans l’écriture de l’un des plus beaux romans de tous les temps, « La famille Karnovski ».
Tu as raison quand tu écris que « Le judaïsme séfarade est précieux, région par région, faudrait-il qu’on en perde l’essence de la souvenance, et pourquoi ? »
C’est exactement ce que je crois, sa pluralité, sa poésie, son sens qui ne se réduit pas aux oscillations de corps dans les premiers étages de synagogues ou l’étude se résume à la lecture dans la gesticulation brouillonne, son attachement à la vérité de la poésie du monde. Et, ce que je dis et qui choque les ashkénazes : une faculté de l’abstraction certes commune à tous les juifs et qui a permis dans des conditions propices de fabriquer les grands juifs, mais ici spécifique puisqu’en effet concomitante d’un non-dit, qui passait par le faire « faire c’est dire, -disions-nous), le sentiment qui se lit sans être donné à lire. Et l’absence de l’obsession, y compris celle du territoire, de la maison, de la pierre er de la synagogue. Ici, en te comprenant peut-être mal, le juif tunisien ne manifeste pas, ne hurle pas quand sa maison devient un commissariat ou une synagogue une belle villa. Ils étaient dans le temps et le temps est abstrait. C’est là que l’abstraction qui enterre la matière joue son rôle fructueux. Une abstraction qui chope les airs sans les rendre gris au-dessus de la mort.
Quant aux ashkénazes (y compris Ben Gourion) qui nous prennent pour des arabes qui récitent la Torah, il faut les remettre à leur place, sans qu’ils ne vole la notre. Notre place est est dans l’histoire d’un monde qui peut ne pas être bleu comme le ciel de Carthage. Mais nous n’en faisons pas uniquement un Mémorial. Elle reste vivante cette place. Et ne navigue pas dans le vide de la mort, toujours dans la place de l’ashkénaze.
Nul n’a le monopole de la vie.
J’ai écrit trop vite, sans me relire, je l’assure. Excuse maladresses et emportements inutiles.
Juste te dire que notre histoire doit être écrite. Tu as raison, mille fois raison.