On dit de Fernando Pessoa qu’il a concentré dans son œuvre, avant tous, les « problématiques du XX e siècle” qui seraient, selon des analystes rapides et répétiteurs, beaucoup sartriens, le moi, la conscience et la solitude; que tous ses écrits les “affrontent”.
Et il le fait grace à ses auteurs fictifs, inventeur donc, en, littérature, de l’hétéronymie, des hétéronymes.
On le laisse expliquer lui-même :
Enfant, j’ai eu tendance à créer autour de moi un monde fictif, à m’entourer d’amis et de connaissances qui n’ont jamais existé. (Bien entendu, je ne sais si réellement ils n’ont pas existé ou si c’est moi qui n’existe pas. En ces choses, comme en tout, il faut se garder d’être dogmatique). Depuis que je me connais comme étant ce que j’appelle moi, je me souviens d’avoir défini dans mon esprit l’aspect, les gestes, le caractère et l’histoire de plusieurs personnages irréels, qui étaient pour moi aussi visibles et m’appartenaient autant que les objets de ce que nous appelons, peut-être abusivement, la vie réelle. Cette tendance […] m’a toujours suivi, modifiant quelque peu le genre de musique dont elle me charme, mais jamais sa façon de charmer. […] Un jour […] –c’était le 8 mars 1914 – je m’approchai d’une haute commode et, prenant une feuille de papier, je me mis à écrire, debout, comme je le fais chaque fois que je le peux. Et j’ai écrit trente et quelques poèmes d’affilée, dans une sorte d’extase dont je ne saurais définir la nature. Ce fut le jour triomphal de ma vie et je ne pourrai en connaître d’autres comme celui-là. Je débutai par un titre : O Guardador de Rebanhos (Le gardien de troupeaux). Et ce qui suivit ce fut l’apparition en moi de quelqu’un, à qui j’ai tout de suite donné le nom d’Alberto Caeiro. Excusez l’absurdité de la phrase : mon maître avait surgi en moi. J’en eus immédiatement la sensation. À tel point que, une fois écrits ces trente et quelques poèmes, je pris une autre feuille et j’écrivis, d’affilée également, les six poèmes que constituent la Chuva Oblíqua (Pluie oblique) de Fernando Pessoa. Immédiatement et en entier… Ce fut le retour de Fernando Pessoa – Alberto Caeiro à Fernando Pessoa lui seul. Ou mieux ce fut la réaction de Fernando Pessoa contre son inexistence en tant qu’ Alberto Caeiro.
Alberto Caeiro ainsi apparu, je me mis en devoir – instinctivement et subconsciemment – de lui donner des disciples. J’arrachai à son faux paganisme Ricardo Reis latent, je lui trouvai un nom que j’ajustai à sa mesure, car alors je le voyais déjà. Et soudain, dérivant en sens contraire à Ricardo Reis, un nouvel individu surgit impétueusement. D’un jet, et à la machine à écrire, sans interruption ni correction, jaillit l’Ode triunfal (Ode triomphale) d’Álvaro de Campos – l’Ode qui porte ce titre et l’homme avec le nom qu’il a…
(Lettre de Fernando Pessoa à Adolfo Casais Monteiro, du 13 janvier 1935, dans Pessoa en personne, Lettres et documents, Paris, La Différence, 1986, p. 300-303.
Hétéronymes, auteurs fictifs, inventés pour exprimer sa pensée…
On connaît les esbroufeurs qui produisent, laborieusement, une minuscule pensée, en l’attribuant d’abord à un grand auteur connu. Puis, si elle attire un membre d’une assemblée molle, sourit, et, fièrement, “avoue” qu’elle est de lui…
On connaît aussi les “wikipediens”, maîtres “es citations” et dotés d’une culture quantitative…
On connaît aussi les pseudonymes, utilisés soit par snobisme du genre, pour donner à lire, dans un écart, ou les sincères, comme Romain Gary qui avec Emile Ajar est allé plus loin que lui-même.
Les homonymes, en littérature, n’existent pas. Impossible. Question de droits d’auteur et de confusion vite abrogée par le plus rentable.
Alors les hétéronymes, comme les fictifs, de vrais auteurs inventés par Pessoa ?
Wiki en donne une mauvaise défintion en les asimilant presque à des pseudos :
“Pour Fernando Pessoa ce concept correspond à une personnalité différente de celle de l’écrivain orthonyme (c’est-à-dire Pessoa lui-même) à laquelle il crée une vie en soi en plus d’une œuvre. On recense plus de 70 hétéronymes possibles (recensés par Teresa Rita Lopes) dans l’œuvre de Pessoa, même si les trois principaux sont Alberto Caeiro, Ricardo Reis, Álvaro de Campos ainsi qu’un « semi-hétéronyme », Bernardo Soares, l’auteur du Livre de l’intranquillité. Pessoa précise à propos des métamorphoses hétéronymiques : « Je ne change pas, je voyage » (seconde lettre à Casais Montero). WIKIPEDIA
C’est, pourtant exactement ici que la littérature naît, par cet éclatement de soi en un autre qui n’est pas une facette, mais un Autre. Lequel vient à faire douter de ce que nous sommes. Jusque dans le nom. (“Bien entendu, je ne sais si réellement ils n’ont pas existé ou si c’est moi qui n’existe pas”)
Non, non, pas une schizophrénie à l’œuvre, mais un dédoublement prolifique jusqu’à l’affrontement, non entre les personnages, mais entre des auteurs.
“Âme errante », selon ses propres termes, c’est par l’écriture des autres lui-mêmes que Pessoa a voyagé de personne en personne, vivant de multiples vies par le biais de la construction de ce spectacle en lui et « hors de lui » : « Je dépose mon âme à l’extérieur de moi », dit le poète, qui s’était imposé comme devise de « tout sentir,
de toutes les manières ». Toutefois, il savait également qu’« il manque toujours une chose, un verre, une brise, une phrase, et plus on jouit de la vie et plus on l’invente, plus elle fait mal». (Passage des heures », traduction de « Passagem das Horas », dans Œuvres poétiques d’Álvaro de Campos, dans Œuvres complètes de Fernando Pessoa, t. IV, Paris, Christian Bourgois éditeur, 1988.)
Pas inutile de repérer les principaux hétéronymes de F.P, avant de dire l’idée nodale.
Alberto Caeiro. « Maître » de Fernando Pessoa et d’Álvaro de Campos, il est mort tuberculeux comme le père de Pessoa. Il est né à Lisbonne mais a vécu toute sa brève existence dans un village de campagne dans la région du Ribatejo (au centre du Portugal), chez une grand-tante auprès de laquelle sa santé fragile l’avait contraint de se retirer. C’est à la campagne qu’il a écrit presque toute son œuvre, du Gardeur de troupeaux (O Guardador de rebanhos) au bref journal du Berger.
Homme solitaire et discret, farouche et contemplatif a passé ses jours loin de tout tapage, sans liens affectifs ni sentimentaux.
Álvaro de Campos. Il est né en Algarve, province du sud du Portugal, le 15 octobre 1890, et a reçu à Glasgow le diplôme d’ingénieur naval. Il a vécu à Lisbonne sans y exercer sa profession. Grand, les cheveux noirs et lisses, séparés par une raie sur le côté, toujours impeccable et un peu snob, portant monocle, Campos aura incarné la figure typique de l’avant-gardiste, à la fois bourgeois et anti-bourgeois, provocateur et raffiné, impulsif,névrotique et rongé par l’inquiétude.
F.P : « J’ai mis […] dans Álvaro de Campos toute l’émotion que je ne donne ni à moi-même, ni à la vie. » Campos fait siennes les douleurs que Pessoa éprouve réellement mais aussi les joies dont il rêvait.
Une vie qui flirte avec l’élégance, mais aussi sa vie, moderniste, dépressif par la suite. Il collabore avec discrétion et réserve à la revue Presença, représentative de la deuxième avant-garde portugaise (alimentée par l’introspection proustienne en publiant ses grands poèmes de l’absence et du nihilisme : « Annotation » (1929), « Anniversaire »
Campos incarne, fondamentalement, la conscience de l’échec, le refus de l’illusion,
Álvaro de Campos est décédé à Lisbonne le 30 novembre 1935, le même jour et la même année que Pessoa. C’est le seul qui l’a accompagné jusqu’au bout.
Ricardo Reis Il est né à Porto le 19 septembre 1887 et a reçu une formation grecque et latine dans un collège de jésuites. Il est médecin, s’est volontairement exilé au Brésil, d’où il ne reviendra pas. Ricardo Reis est un poète matérialiste et néoclassique, ses choix étant marqués par le renoncement sentimental.
L’idéal de Reis est un temps immobile, un monde immobile, qui ne se détériore pas. Reis choisit de ne pas choisir, en se soumettant à la volonté des forces inconnues.
Bernardo Soares .Nous ne connaissons ni sa date de naissance ni celle de sa mort. Il a mené une vie très modeste, qui peut sembler le pâle reflet de celle de son créateur. Il est « aide-comptable » dans la ville de Lisbonne, dans une maison d’import-export de tissus. Il y a tout lieu de penser qu’un Pessoa sans raisonnement et sans affectivité, comme le caractérise son auteur, va se définir avant tout dans l’activité d’observation. Pessoa installe Bernardo Soares près d’une fenêtre afin qu’il regarde.
Son “Livre de l’intranquillité ou Livre de l’inquiétude, écrit entre 1913 et 1935, sous forme de pensées, de maximes, d’aphorismes, est un journal de ce qu’il a appelé « la maladie du mystère de la vie ». Perception du regard et altération des données de l’expérience : et ce qui réside en dehors du moi et que le moi fait sien n’est autre que le monde extérieur qui se métamorphose en moi. Incapable de vivre la quotidienneté, le livre de Soares emprunte le ton humble et le chuchotement.
On conclut : les hétéronymes de Pessoa ont été fabriqués par un génie que Pessoa aurait pu d’ailleurs générer, nommer, faire jaillir par le Nom.
Encore une fois, il ne s’agit ni de pseudos, ni de personnages. Mais des Autres qui sont “soi et un autre” (loin de Lévinas et sa conceptualisation souvent inféconde et fumeuse) en étant intrinsèque et extrinséque au propre corps qui les “modèlent”.
C’est plus que le génie de la littérature.
C’est le génie tout court : celui qui va chercher là où il n’est censé n’y avoir rien.