EXTRAIT. Je viens d’écrire que “je ne m’ennuyais pas dans mes heures ». L’expression est venue sans que je ne la cherche. En réalité, je ne sais ce qu’étaient « mes heures ». Tout s’emmêlait, dans une sorte de tournis permanent, sans centralité, sans emploi « adéquat », du temps. C’est le propre du solitaire que de ne pas s’attacher aux heures qui s’écoulent et les prendre comme elles viennent, sans organisation, sans stratégie, presque sans futur. Il n’y a pas de ligne droite dans les solitudes. A défaut, c’est le mur. Et une dernière bosse sur le front, avant de sombrer.
Mes heures étaient celle de la musique, de l’apprentissage d’un instrument, de la percussion permanente, comme un second battement du corps, de la petite drague, sans grands succès, encore les boums, le cinoche, pas encore les boites de nuit, de la lecture, y compris celle de la revue des Témoins de Jéhovah lesquels, sans répit arpentaient les couloirs, sonnaient à toutes les portes de la grande cité où j’habitais, pour la proposer. Je m’en souviens encore, elle s’appelait « Réveillez-vous ! », cette revue sans images ou peut-être des dessins religieux au fusain.
Je ne sais pourquoi, ma mère avait accepté de les aider, d’acquérir leurs fascicules, évidemment sans les lire, les posant sur la table de la cuisine, avec les prospectus. Un jour, je lui ai posé la question, à ma mère. Mais pourquoi donc les accueillir, leur acheter leur revue qui n’était pas juive, même si “Jéhovah” n’était pas le Christ et sonnait assez “Ancien testament” ? Elle m’a répondu qu’ils n’étaient « pas méchants ». Bon…
C’est ici qu’il faut que je raconte Chandler.
J’étais seul chez nous. Du moins presque, la vieille tante étant endormie dans sa chambre, parents et famille non encore rentrés, et moi grippé, je ne m’en souviens plus. On sonne à la porte. C’est une femme, entre deux âges, le sourire permanent, mais non figé, assez jolie, cheveux très lisses, brillants, en chignon, yeux noirs intelligents, pommettes saillantes, comme on dit, jupe au-dessus du genou, torse également saillant sous une sorte de tee-shirt serré, moulant. Presque belle, corps souple, comme on les aime immédiatement. C’est un témoin de Jéhovah. Elle me tend la revue. Je ne sais ce qui m’a pris, je l’ai invité à entrer, à s’asseoir, à boire un verre d’eau. Sans même un regard d’étonnement, elle s’est assise, a bu le grand verre, s’apprêtait à repartir, en me remerciant, sans tenter une conversation dans le champ de la conversion (les « témoins » sont très prosélytes). Je devais être trop jeune.
Mais je lui ai demandé, presque autoritairement, de rester assise. J’avais une question à lui poser. Là, je crois qu’elle était éberluée, ce qui n’était pas, au demeurant, mon objectif. Un adolescent lui intimait l’ordre d’écouter sa question. Moi, je voulais juste parler. Il est vrai qu’elle avait un corps magnifiquement souple.
Et je lui ai posé la question idiote, téléphone, prévisible, san talent de la transfusion. Je ne comprenais pas ce principe. Les Témoins de Jéhovah bannissent la transfusion sanguine, une sorte de pêché, une impossibilité en tous cas. Je l’avais lu quelque part. J’avais à peine plus de quinze ans. Elle ne pouvait imaginer soutenir une telle conversation avec un gamin. Ce qui ne serait plus le cas aujourd’hui, les adolescents étant à pied d’égalité dans les discussions avec les adultes, ados désormais, « sachants », doxa en ligne oblige, Facebook, Instagram en marche.
Donc, la transfusion sanguine interdite. Leur croyance se rattache à certains textes bibliques. Le sang serait « sacré ». Ils sont donc végétariens, ces témoins de Jéhovah.
Je répète la question à la femme. Laisserait-elle mourir son enfant, si une transfusion sanguine s’imposait comme solution radicale pour éviter sa disparition ? Question bateau, question idiote et prévisible. Certainement, juste pour par à une femme aux courbes souples et aux seins exactement agressifs.
Elle ne m’a pas répondu, mais son sourire s’est, quelques secondes, évanoui. Puis après quelques minutes de silence, elle m’a demandé ce que je lisais en ce moment. C’était Raymond Chandler (« Adieu ma jolie »). Elle m’a répondu qu’elle adorait Chandler. J’étais stupéfait. Un Témoin de Jéhovah qui connaissait le roman policier et le maître Chandler. Et, immédiatement, elle m’a dit que sa plus belle réplique dans ses romans était celle des « deux verres ». Je ne connaissais pas.
Elle me l’a dite, je crois très exactement. C’est Chandler qui écrit dans l’un de ses romans, (“Sur un air de Navaja”). Il revient dans un salon de réception qu’il avait quitté quelques instants pour discuter, dans la cuisine, je crois, avec l’un de ses amis.
“Il ouvrit la porte du living-room, et le vacarme des conversations nous submergea. L’ambiance était encore plus bruyante, si possible, qu’avant. Le ton semblait avoir monté de deux verres environ. “
Et, je l’assure, elle est partie, assez longuement sur le style de Chandler, puis celui de Dashiell Hammet et sa « moisson rouge », qui égalait, me disait-elle, tous les Balzac du monde.
Elle est partie et je ne l’ai plus revue. Mais c’est par elle que j’ai appris « la surprise », celle qui vient, sans qu’on ne l’attende d’une personne.
Cette femme m’a persuadé que tous les êtres n’étaient pas ceux que l’on croyait qu’ils étaient. Une nouvelle conviction, une certitude, qui m’a toujours aidé à tenter d’éviter le jugement immédiat, à chercher ailleurs que dans l’instant et, partant, à toujours « pardonner » un mot ou un comportement intempestif, après avoir pesté conte la bêtise pendant au moins une semaine. Ce qui n’est pas toujours la solution. Je pardonne moins désormais, pour d’autres motifs qui se battent méchamment avec moi. Il faut ajouter que les idiots ne pardonnant jamais le minuscule écart, je n’ai pas, avec eux, à leur accorder un pardon. Ils sont déjà partis, loin de moi.
MB. Extrait de “Béja et la suite”, deuxième tome (La France)