Jean Birnbaum ou l’impossible expulsion de soi

photo Sébastien Leban pour “Le Point”

1 – Peggy Sastre dont je respecte, assurément, la volonté de penser et le style, a questionné Jean Birnbaum, directeur du “Monde des Livres” (Le Point. 31/10/2025) à l’occasion de la sortie de son nouveau livre intitulé :

La Force d’être juste-Changer le monde sans refaire les mêmes erreurs (Flammarion, 2025).

Il s’agit (d’un point de vue de gauche), de critiquer le discours de gauche actuel, de l’amener à se départir de ses vieux démons, de son discours mécanique, de rechercher la « justesse » plutôt que de se planter, par automatisme, dans l’erreur et l’aveuglement.

2 – Peggy Sastre présente ainsi l’ouvrage :

« Un tour de force – aussi dense que lumineux, grave mais indécrottable d’optimisme – que l’essayiste et rédacteur en chef du Monde des livres aurait très bien pu intituler Derrière les drapeaux rouges, tant il ausculte les plis peu ragoûtants de l’engagement « révolutionnaire ». Ses grimaces, ses mots d’ordre, tous ces moments où la bannière étouffe le scrupule et où des justes finissent ostracisés au nom de la justice ».

3 – Jean Birnbaum le résume comme suit :

Avec ce livre, j’essaie de raviver une tradition fragile qu’on appelle « antitotalitaire ». Aujourd’hui, ce mot est associé à la guerre froide, quiconque l’utilise se voit soupçonné d’être un dangereux réac. Mais cette tradition remonte aux années 1930, elle a été fondée par des gens de gauche qui désiraient maintenir vivant leur idéal de justice, malgré sa défiguration stalinienne. Quand le mur de Berlin est tombé, les héritiers de cette tradition ont espéré qu’on ferait enfin un vrai bilan politique, moral et pour ainsi dire « physiologique » – le bilan du mensonge discipliné, de la complaisance poisseuse. Or ce bilan n’a pas eu lieu.

Ou encore :

(PS.Tout au long du XXe siècle, ceux qui ont prétendu lutter contre l’extrême droite les yeux fermés lui ont déroulé le tapis rouge).

Voyez la récente polémique autour de cette assemblée d’étudiants qui applaudissent les attaques du 7 Octobre à l’université Paris-8. Beaucoup de gens de gauche savent bien que ce genre de scène existe. Mais ils préfèrent ne rien dire, terrorisés qu’ils sont à l’idée de « faire le jeu de ». Tant qu’on ne parviendra pas à convaincre la gauche – militante intellectuelle ou médiatique – qu’elle doit dire la vérité même quand cette vérité ne colle pas à sa vision du monde, on restera bloqué dans cette logique d’autocensure qui n’a pas vraiment démontré son efficacité par le passé…

Jean Birnbaum aurait dû s’arrêter ici pour poser la seule question qui vaille : pourquoi le militantisme ? Mais il poursuit :

Sur son compte X (ex-twitter) il présente ainsi son nouveau livre :

Après “Le Courage de la nuance”, voici “La Force d’être juste”, mon nouveau livre, qui paraît aux Ed Flammarion. Parce qu’on peut s’engager sans se mentir. Lutter les yeux ouverts, sans considérer le doute comme une trahison. Bref, faire de la politique sans être un fanatique.

C’est ce qu’on appelle, très simplement la morale dont JB n’affuble pas ses amis militants. Ce qui est vrai et grave. Surtout quand son père voue une vie courageuse à s’intéresser aux juifs de France, au détriment même de sa carrière universitaire qui aurait pu l’amener dans le haut des plus grandes sphères. Il a choisi la vérité scientifique sur un sujet que les universitaires ne trouvent pas passionnant. Le juif ne l’est passionnant, que lorsqu’il est anéanti. Sujet de militants, sujet de presse, pas un sujet universitaire.

4 – Ce n’est pas la première fois que Jean Birnbaum fait la leçon (la bonne, disons-le) à la gauche et, par ce biais, la vilipende avec classe si l’on ose dire ; En réalité, il n’écrit que sur ce sujet :

  • Leur jeunesse et la nôtre. L’espérance révolutionnaire au fil des générations, Stock, 2005
  • Avec Raphaël Chevènement, La Face visible de l’homme en noir, Stock, 2006
  • Les Maoccidents. Un néoconservatisme à la française, Stock, 2009
  • Un silence religieux. La gauche face au djihadisme, Seuil, 2016 — prix Aujourd’hui 2016
  • La Religion des faibles. Ce que le djihadisme dit de nous, Seuil, 2018, 288 p. — prix Montaigne 2019
  • Le Courage de la nuance, Seuil, 2021, 144 p.

Un extrait Wikipédia sur son dernier ouvrage :

Le Courage de la nuance est un essai politique visant à réhabiliter la nuance dans le débat politique et dans la vie politique. L’auteur se base sur sept auteurs, de Albert Camus à George Orwell, pour mettre en valeur la nécessité de la nuance dans la pacification du débat politique” 

Jean Birnbaum qualifie son livre de « bref manuel de survie par temps de vitrification idéologique ». L’ouvrage « célèbre la nuance comme liberté critique, comme hardiesse ordinaire, mais aussi parce qu’il est nourri par cette conviction que le livre, l’ancienne et fragile tradition du livre, constitue pour la nuance le plus sûr des refuges »

5 – Jean Birnbaum (fils de Pierre Birnbaum, Professeur honoraire de Science politique, que j’ai eu l’honneur de bien connaître, qui mérite respect et admiration pour son choix d’études) est, depuis 2011, le Directeur du « Monde des Livres ». On suppose que dans le journal, l’équipe des « Livres » s’est fabriqué un abri solide tant ce journal dont l’on attendait, dans les années 1970, impatiemment l’arrivée, vers 13:30, dans les kiosques, est devenu un journal de caricature de ce que Jean Birnbaum critique, encombré par de piètres journalistes, sans talent sinon celui du maintien mécanique de la ligne.

Une ligne soutenue par un pro-palestinisme qui chatouille l’antisémitisme, un wokisme soft qui donne le change aux nouveaux lecteurs et la fierté de suivre aux anciens, un totalitarisme de gauche qu’il est, désormais, presque le seul à développer en Europe, en concurrence avec un Libé plus débraillé qui ne fonctionne que sur le mauvais jeu de mots de la Une, seul gage de sa jeunesse glorieuse, qui navigue entre insoumission et la Matinale de France Inter dont l’on connait l’immoralité et “la non-justesse”, L’Humanité pouvant être classé à part.

6 – A vrai dire, lorsque je m’interroge sur ce qui m’a amené à, très rapidement, écrire ce qui précède, je me réponds que c’est le sentiment de gâchis qui est à l’œuvre dans ce petit billet d’humeur.

Jean Birnbaum a du talent et commence à vieillir. Il mérite mieux que « Le Monde » et je suis certain que son père le pense aussi. Trop longtemps qu’il y est. Il a très honorablement succédé aux Pïatier et Savigneau. Mieux que ça, le Monde des Livres est le seul supplément acceptable dans ce journal que je ne lis plus (sauf, justement, le Monde des Livres). Des amis, pourtant cultivés le nommeraient “L’Immonde”. C’est insulter.

Jean Birnbaum passe donc sa vie d’écrivain à critiquer le monde (de gauche) qu’il cotoie. Il a raison, mais il devrait peut-être penser à le quitter, à « s’expulser de soi ». Pas pour aller “à droite”. Juste s’en libérer.

L’expression est reprise dans l’entretien qu’il a accordé à l’excellente Peggy Sastre :

Comment ne pas devenir son propre épouvantail, sa propre caricature ? Une fois que vous avez été désigné comme « traître », pas facile de résister au rôle que les épurateurs vous ont assigné… Dans le livre, j’évoque David Rousset. À la Libération, ce militant trotskiste, rescapé des camps nazis, a l’idée de mobiliser ses camarades de déportation pour enquêter sur le goulag soviétique. Mais les journaux de gauche lui ferment leurs portes et son appel paraît à la une du Figaro littéraire. Réaction à gauche : « Traître ! », « fasciste ! »… On connaît la chanson. Pourtant, il tient bon et reste libre.

Être rejeté de la famille, ici, c’est se retrouver isolé. Pire : expulsé de soi. Député gaulliste, il salue les révoltés de Mai 68. Non seulement Rousset a pu échapper au destin funeste que ses procureurs lui avaient promis, mais il a aussi survécu politiquement. Aujourd’hui, quand les militants « insoumis » déboulent dans les meetings de François Ruffin en hurlant « Ruffin n’est pas un camarade ! », « Ruffin raciste ! », la menace est claire : en dehors du parti, te voilà condamné à te trahir et à disparaître.

Birnbaum omet simplement de s’arrêter sur ce qu’il relate. Rousset n’est pas resté. Il s’est “expulsé de soi” et ça a bien marché. Ruffin, lui se complait dans son rôle qui le constitue. Il ne dit pas “le juste” et cherche dans un dictionnaire de synonymes, de quoi être, encore, dans la bande, même non-camarade

7 – On est absolument certain d’être taxé de « psy de comptoir » si l’on affirme, comme dans le titre, qu’en vérité Jean Birnbaum avance, livre après livre vers « son expulsion de soi ». Un peu comme Finkielkraut qui a sauté, au demeurant pas toujours au bon endroit.

En fait, la sortie du discours de gauche dont on ne sait plus ce qu’il représente. Sans discours totalitaire, pas de militantisme totalitaire.

Or, le discours de gauche est condamné à l’être, totalitaire. A défaut, la chose est connue, il n’est que magma générateur de groupuscules. Les sociaux-démocrates sont, on le sait bien dans les rangs des insoumis, des social-traitres.

D’un côté une course « socialiste » assez ridicule, à des dizaines d’euros mensuels complémentaires ou quelques semestres de moins dans la vie professionnelle qui n’apporteront rien au peuple et qui alimente l’existence du politique, de l’autre une créolisation forcenée qui n’est que la jouissance du chaos et la passion du diable, sur fond de flagornerie indigne à l’endroit de l’islamisme politique censé habiter les territoires pas encore perdus pour les trublions de la démocratie.

Jean Birnbaum devrait écrire ce qu’il dit en filigrane : la fin du politique, magnifiquement exposée par son géniteur (La fin du politique. Le Seuil. 1975).

Car que signifie « le juste » ou le « changer la vie », concepts dans l’ordre de la morale ou de celui, rimbaldien, qui a été certainement usurpé en son temps ? Simplement que la politique du militantisme n’a plus sa place. A gauche, à droite ou à l’extrême-droite.

Une autre forme de politique doit être inventée qui s’éloigne du slogan et de l’automatisme sémantique, de la violence inutile, du retour de la bêtise. En se rapprochant, le sourire toujours en action, de l’humanité qui n’est pas l’humanisme. Le juste, peut -etre. Qui ne s’apprend pas p, qui se niche dans la morale. On se souvient du mot du philosophe irlandais Hutcheson pour le quel “le bien, à l’inverse du vrai ne s’apprend pas. Mais ici, le juste, qui peut être le vrai peut s’apprendre. Comme l’ignominie du Hamas qui est le”juste” discours, qui est , en même temps, le vrai.

Le « peuple » qui n’existe plus, sauf dans les populismes, n’a besoin que de morale (le juste). Et puisque Orwell est convoqué, on peut affirmer que Jean Birnbaum, qui la travestit par l’appel à la nuance ou au juste,  au fil de ses ouvrages, se  fond, sans le dire frontalement, dans « l’horreur du politique » similaire à celle d’Orwell que Simon Leys a parfaitement décrit.

Nous ne possédons pas la recette du « changer le politique » qui est plus urgente que ce « changer la vie » engloutie dans toutes les sauces qui dégoulinent en ligne ou sur les écrans. Mais elle doit exister.

Dans ma propre expulsion du marxisme althussérien (chic, donc), il y a très longtemps, je n’ai pas rejoint le vide mais, au contraire, élargi l’intellectualité qui est la mère de toutes les victoires. Sur soi et pour le monde.

C’est la première fois que j’écris un texte de la sorte. Aussi personnel.

Il est, quand je le relis, affectueux. Jean Birnbaum a raison mais ne saute pas ailleurs, ses deux pieds embourbés dans un passé révolu et ses mains de pianiste dans un cambouis malsain qui coule, nauséabond et haineux dans les couloirs du Monde qu’il devrait quitter..

Il devrait prendre la direction du Figaro.

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Michel Béja