Leibniz, Kant, Hegel
- La rationalité intégrale du réel
1.1. Quelques repères :
la raison c’est le « logos » grec : a la fois discours science, raison ordre du monde, ou la « ratio » latine qui est à la fois calcul et cause. La raison on le voit bien est une notion foisonnante qui peut être saisie en des sens multiples –rien de plus normal diront certains puisque c’est la raison qui définit la raison et que rien n’est plus délicat que de se définir soi-même !-. Retenons quelques sens principaux :
*la raison est discours sensé , c’est le discours de la science qui décrit le monde tel qu’il est qui dévoile la « vraie nature des choses –par opposition au discours du « mythe » muthos, le « logos » est « discours vrai »
- La raison est la cause première (« causa sive ratio » Descartes : la cause c’est-à-dire la raison)
*La raison est la faculté humaine de penser (c’est en ce sens que la prend Kant lorsqu’il dit que notre raison est « la faculté des principes »)
Le réel : de « res » « rei » le réel c’est d’abord la « chose » l’ob-jet, littéralement « ce qui est en face de moi. Le réel se définit donc comme l’ensemble de ce qui existe. On pourra lui donner comme équivalent les termes de « monde » (cosmos) : ensemble organisé des choses, « univers » (totalité des existants) ou de « nature » (« phusis ») : tout ce qui comporte son principe de mouvement.
La question de la raison et du réel devient donc ici celle de la rationalité du monde, à savoir celle de sa structure logique et de son origine. c’est dans cette optique que nous allons étudier la pensée leibnizienne, organisée autour du principe de « raison suffisante ».
1.2 La raison et le réel chez Leibniz : « Le meilleur des mondes possibles »
1.2.1. Le réel comme « meilleur des possibles »
« Pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ? »« Rien n’est sans raison » (= le principe de « raison suffisante »)La réflexion leibnizienne s’organise autour du « principe de raison suffisante ». ce principe, Leibniz l’énonce de la façon suivante : « Rien n’est sans raison » (« nihil fit sine ratione » en latin. ici raison est aussi à entendre comme « cause suprême », comme ce qui « rend raison » de l’existence de l’existence des choses.
Il n’ya donc pas de hasard dans ce monde, mais au contraire , tout phénomène doit pouvoir être compris expliqué et ramené à ses causes premières. on ne peut plus explicitement affirmer la rationalité du réel
La série des êtres ne peut aller à l’infini (un peu comme un livre ne peut renvoyer à une série infinie de livres mais doit son existence à un auteur, qui lui-même n’est pas un livre, la raison de la série du réel doit se situer hors de cette série des choses)( Leibniz : De l’origine radicale des choses (1697).
Le rôle de dieu : il faut donc poser , toujours selon Leibniz, un être suprême qui rende raison de l’existence du monde. Examinons maintenant les modalités de l’action divine. Dieu , être absolument parfait (absolument puissant, sage et bon) a crée son monde(notre monde) avec la plus parfaite rationalité possible : « Dum deux calculat fit mundus » ; « Omnia fecit deus pondere numero et mensura » : « dieu a fait le monde en calculant », « Dieu a tout fait avec poids, nombre et mesure » (Sagesse X1 20) sont deux phrases que Leibniz aime à répéter. le monde issu du calcul divin ne peut être que « le meilleur des mondes possibles ».
Le monde le réel est donc issu d’un calcul divin, d’un calcul du meilleur des possibles, en tenant compte évidemment des contraintes du temps de l’espace et la matière. On pourrait par exemple objecter à Leibniz : « pourquoi Dieu n’a –t-il pas créé directement un Paradis terrestre ? », ou « pourquoi n’a –t-il pas maintenu l’homme dans un état de félicité absolue ? ». Ici la réponse leibnizienne serait sur un double plan : d’abord parce que Dieu a dû tenir compte des contraintes que nous avons évoquées : la matière le temps l’espace les lois physiques –impossible même pour Dieu de créer un monde où les corps ne seraient pas soumis à la pesanteur, et où la somme des angles du triangle dans un espace euclidien ne vaudraient pas 180°). Ensuite parce que Dieu doit laisser dans le monde humain un espace pour le progrès et pour la perfectibilité de l’espèce humaine.
1.2.2Les difficultés de la conception leibnizienne du réel, le problème du mal :
La raison leibnizienne veut nous faire voir dans le réel le « meilleur des possibles », c’est une puissante entreprise logique et métaphysique doublée d’une sincère admiration devant la réalité de la nature. Cet « optimisme » , on le sait a souvent été raillé comme une dangereuse naïveté (Voltaire Candide, et le personnage de Pangloss, leibnizien toujours ravi devant l’horreur du monde). Et, de fait , si le réel est intégralement rationnel, si notre monde est le « meilleur » des « possibles » comment rendre raison de l’existence du mal sur Terre ? Comment comprendre la souffrance des innocents ? Comment expliquer La guerre, Auschwitz ? Leibniz consacre à ces questions délicates le plus long de ses ouvrages : Les Essais de Théodicée (1710). Dans cet ouvrage Leibniz déploie des trésors d’ingéniosité et d’argumentation pour nous démontrer que Dieu ne peut avoir voulu le mal sur terre, mais qu’il le permet néanmoins. Ce qui ressort aussi –quoique Leibniz insiste moins sur cette idée car elle l’apparenterait trop à Spinoza, philosophe haï du XVIIème siècle- c’est qu’au fond le mal n’existe pas en tant que tel , le mal n’est qu’une privation d’être et donc un néant – par exemple une créateur souffre parce qu’elle est faite de matière et que la douleur n’est que le signe d’un certain type de fonctionnement de mon corps, rien de plus-. Le rationalisme leibnizien se refuse donc, en dernière analyse à penser le mal comme une réalité en soi, le mal n’est jamais qu’un néant, qu’un non-être, ou un moindre bien.
C’est précisément à cette relation de l’Etre et du néant au sein du réel (du « bien » et du « mal » si l’on préfère poser le problème en termes moraux) que Hegel va s’attaquer.
1.3 « Tout ce qui est réel est rationnel, tout ce qui est rationnel est réel » Hegel
Transition : Les philosophies de la rationalité intégrale du réel sont donc dans leur essence des optimismes . Le réel est connaissable, il est interprétable. Et avec un peu de science et beaucoup de bonne volonté les hommes finiront par devenir « comme maîtres et possesseurs de la nature » (Descartes Discours de la Méthode). Mais cette rationalité du réel n’est elle pas plutôt postulée voire rêvée que scientifiquement établie ?
Il nous appartient maintenant de nous tourner vers des pensées –plus modestes en apparence- qui estiment que la raison n’est qu’une faculté humaine avec ses limites , et que peut –être elle ne nous donne pas un accès complet à la réalité.
2) Puissance et limites de la raison humaine.
Nous allons maintenant examiner une approche radicalement différente des relations entre la raison humaine et la réalité. A savoir celle qui consiste à estimer que la raison , loin d’être la structure même du réel, n’est qu’une faculté humaine qui ordonne la réalité , mais sans pouvoir se prononcer sur la structure intime de cette réalité. nous serons guidés dans cette réflexion par les pensées de Hume, de Kant et de l’épistémologie contemporaine autour de Gaston Bachelard.
2.1) Le scepticisme Humien, ou la critique du pouvoir de la raison.
(Hume 1711-1776 L’enquête sur l’Entendement humain 1758)
« Tous les raisonnements sur les faits semblent se fonder sur la relation de cause à effet » (Hume Enquête…)La notion de raison suppose celle de cause (du moins dans l’une de ses acceptions, la « ratio sive causa » de Descartes). Or la notion de causalité qui semble un concept si clairement établie par l’expérience est peut être un concept plus obscur qu’il n’y paraît de prime abord. pour Hume l’idée de cause n’est qu’une extrapolation de l’idée de succession : c’est à force de voir un événement arriver après un autre (la flamme de la bougie et sa chaleur si j’approche la main) que j’infère la causalité lumièrechaleur. Ce qui était une simple conjonction (A puis B)devient alors une connexion (Si « A alors B » , ou « A donc B »). Mais voilà, l’inférence causale ainsi constituée par notre esprit, par notre habitude, n’a plus aucun équivalent dans la réalité extérieure. La relation de causalité est une construction de l’esprit humain, issue d’une habitude, rien de plus.
La conclusion peut paraître modeste voire de peu d’intérêt. Elle a pourtant des conséquences radicales pour l’idée même de la science et de la supposée rationalité du réel. Hume poursuit ainsi : « Il est donc impossible qu’aucun argument tiré de l’expérience puisse prouver cette ressemblance du passé au futur. Accordez la parfaite régularité du cours des choses jusqu’ici ; cette régularité dans le passé ne prouve pas à elle seule (…) qu’elle se poursuivra dans le futur ». Conséquence incroyable si l’on y réfléchit bien : ce n’est pas parce que j’ai vu le soleil se lever des milliers de fois dans ma vie, que je puis être assuré qu’il se lèvera demain pour moi. Sous ses allures de « scepticisme modéré » la pensée de Hume est en fait un coup terrible portée contre notre confiance naïve dans la rationalité du réel.
Conclusion sur Hume : l’idée de cause est un produit de notre esprit, produite par l’habitude, elle ne nous dit rien sur la réalité du monde et sur sa supposée rationalité. Hume découvre un précipice à la raison humaine qui se dilue alors en une poussière atomistique de sensations est d’impressions. Comment une science du réel est-elle encore possible ?
2.2) La réponse à Hume : Kant et la critique de la Raison Pure (1781-1787)
2.2.1 Empirisme et philosophie transcendantale.
Kant a assurément retenu la leçon de Hume. Une anecdote célèbre assure même que Kant aimait à répéter que Hume l’avait « réveillé de son sommeil dogmatique ». En effet, jusqu’à la lecture des écrits de Hume Kant en restait en matière de science et de métaphysique, aux idées leibniziennes : la rationalité du monde est assurée, le réel suit un ordre logique qui nous est découvert par les mathématiques. C’est Hume qui amènera Kant à écrire la Critique de la Raison Pure , en réponse aux terribles coups que l’empiriste écossais a portés à la raison humaine. Tout d’abord, pour comprendre ce texte capital dans l’histoire de la philosophie, il faut saisir ce que Kant admet chez Hume et ce qu’il rejette et qu’il va combattre.
a) Kant reconnaît que Hume a eu raison de voir en la science une projection de la subjectivité humaine sur le réel, sur le monde des phénomènes. Il est désormais impossible de penser comme les Grecs, ou même comme Descartes Leibniz et Spinoza , que la science humaine serait une contemplation (théoria :théorie :contemplation)d’un ordre immuable et extérieur à la raison humaine –un peu à la façon dont le prisonnier sorti de la Caverne Platonicienne contemple le soleil de la vérité et des Idées.
b) Par contre Kant refuse à Hume l’idée selon laquelle la science serait née de notre imagination , de notre fantaisie ou de notre habitude, ce qui ferait d’elle une collection de recettes utiles et efficaces mais jamais un savoir digne de ce nom.
C’est donc pour répondre à l’empirisme de Hume que Kant va inventer ce qu’il appelle la « philosophie transcendantale »
2.2.2 La philosophie transcendantale et la notion d’a priori.
Il y a en l’homme des « réalités » non tirées de l’expérience mais qui s’appliquent à l’expérience (la rencontre du réel par les sens). Ces réalités sont : les « formes a priori de la sensibilité » , à savoir l’espace (« forme a priori de la sensibilité externe » et le temps (« forme a priori de la sensibilité interne »). Deux remarques ‘imposent : 1) ni l’espace ni le temps ne font partie du « réel extérieur », mais sont des propriétés de la sensibilité humaine. 2) L’espace et le temps ne sont donc pas tirés empiriquement de l’expérience, mais au contraire rendent toute expérience possible.
Cette première thèse kantienne –qui occupe la première partie de la Critique de la Raison Pure, « l’Esthétique transcendantale » a des conséquences pour le moins stupéfiantes. En effet elle implique que nous n’aurons jamais accès au réel tel qu’il est « en-soi » (ce que Kant appelle les noumènes ou choses en soi) mais seulement au réel tel qu’il est pour nous (à savoir pour toute conscience humaine) à savoir le monde des « phénomènes » càd des objets donnés à une conscience dans l’intuition sensible.
A ces formes de la sensibilité s’ajoutent les « catégories » de l’entendement qui sont une fois encore des concepts purs – non liés à l’expérience- mais qui ne peuvent s’appliquer qu’au champ de l’expérience tel est le sens de transcendantal chez Kant : non dérivé du sensible mais qui ne peut avoir d’usage que dans le champ de l’expérience sensible). Ces catégories, sur lesquelles se fonde toute connaissance possible de la nature (physique) sont : la quantité, la qualité, la relation et la modalité.
Kant, en inventant la notion d’a priori » estime avoir dépassé les apories du scepticisme Humien : la science universelle et nécessaire est possible. Mais le prix à payer est très cher : la science humaine fondée en toute rigueur ne sera plus désormais qu’une science des « phénomènes » et non une science de la totalité de l’Etre. Les mathématiques et la physique triomphe et la métaphysique est reléguée au rang de « rêveries de visionnaires ».
Qu’est-ce que cela implique au juste pour le statut de la raison humaine ?
2.2.3Kant ou la fin de la Métaphysique : « J’ai dû abolir le savoir pour laisser une place à la croyance »
S’il est un penseur des limites de la raison humaine, c’est assurément de Kant qu’il s’agit. Commençons par méditer cette phrase inaugurale de la Critique de la Raison Pure (1781) : « La raison humaine a cette destinée singulière, dans une partie de ses connaissances, d’être accablée de certaines questions qu’elle ne saurait éviter. Ces questions en effet sont imposées à la raison par sa nature même, mais elle ne peut leur donner une réponse, parce qu’elles dépassent tout à fait sa portée. »
Le texte a le mérite d’être clair : la raison humaine se pose des questions qui dépassent ses forces, le « drame » -si l’on peut dire- de la raison humaine est que ces questions ne sont pas des frivolités gratuites, des « caprices, pour ainsi dire, de la raison. Non ce sont des questions essentielles quant au sens profond de notre existence –p.ex. : « Dieu existe-t-il », « avons-nous une âme immortelle », « y a-t-il en nous une volonté libre ? ».
La raison peut elle survivre à ce drame ? Le message kantien nous allons le voir est plutôt un message d’espoir.
• Mathématique et physique ou la puissance de l’entendement. l’homme placé dans un monde physique, un monde de « phénomènes » – le phénomène est le réel tel qu’il se donne à ma perception, différent du « noumène », c’est-à-dire le réel tel qu’il est en soi, hors de toute perception-. Mathématique et physique peuvent décrire adéquatement cet univers des phénomènes parce qu’elles reposent la première (les maths) sur l’intuition pure de l’espace et du temps –les nombres les figures- et la seconde (la physique mathématique) sur l’application au champ de l’expérience des catégories de l’entendement (causalité, action réciproque) et des équations mathématiques. Galilée et Newton, illustrent à des degrés divers ces succès de la physique mathématique.
Ceci peut permettre à Kant d’affirmer triomphalement que : « L’homme est, par son entendement, le législateur de la nature »
La métaphysique ou l’impuissance de la raison : Mais voilà, dans son désir de connaissance intégrale du réel, la raison humaine ne peut se satisfaire d’une connaissance de l’univers des phénomènes. La raison qui est « la faculté des principes » (principe : ce qui est premier », ce qui est à l’origine de tout) veut aussi s’aventurer dans l’univers supra-sensible des noumènes (des « choses en soi, au-delà de toute intuition sensible) . La raison ne se contente pas d’une physique (phusis : nature, physique science de la nature et des phénomènes), elle veut aussi fonder une métaphysique –littéralement « méta ta phusika » càd ce qui est au-dessus et au-delà des choses physiques. Mais comme l’a justement souligné Kant, dans cet univers supra-sensible, celui des causes premières et des fins dernières, la raison humaine ne peut plus faire usage des formes de la sensibilité et des catégories de l’entendement. La raison produit nécessairement trois idées : Le MOI le MONDE , DIEU – et c’est à peu près tout ce qu’elle fait-. Ces idées sont comme des totalités qui unifient tous les aspects de notre pensée. (Le moi est la totalité de mes pensées, « l’âme » ; le monde est la totalité des objets pensables, et dieu « l’idéal de la raison pure » dieu pour la raison théorique n’est pas un concept servant à expliquer les phénomènes – à la différence de son rôle chez Leibniz- mais une Idée nécessaire et suprême qui unifie le réel.
Ces idées, la raison peut les « penser » mais elle ne pourra jamais les « connaître » -càd tenir sur elles un discours de type physico mathématique-.
A titre d’exemple arrêtons nous un instant sur ce que Kant appelle les « Antinomies » de la Raison pure( chapitre « Dialectique transcendantale de la critique de la raison Pure) qui concernent l’Idée de « Monde » . La raison se pose au sujet du monde 4 questions :1) le monde a-t-il un commencement et une fin ? Le monde est-il fini ou infini dans l’espace ?2) La matière est-elle constituée d’atomes ou divisible à l’infini ? 3)Y a-t-il dans le monde une nécessité universelle, où l’existence d’une causalité libre est-elle possible ? 4) Y a-t-il un être suprême, cause du monde ?
Ces question –capitales, reconnaissons-le pour notre connaissance du réel- seront à jamais inaccessibles à la raison humaine. Mais ce que la raison perd sur le plan théorique, elle le gagne en quelque sorte sur le plan pratique ou moral. Il faudrait résumer les enjeux de la seconde critique Kantienne, la Critique de la Raison pratique) mais pour rester succinct disons qu’en substance, s’il est impossible de démontrer formellement l’existence de Dieu ou de notre liberté, il n’est pas non plus possible de démonter formellement le contraire. Kant a donc bien « aboli le savoir, pour laisser une place à la croyance ».
Conclusion sur Kant : le lecteur l’aura compris, on ne résume pas la Critique de La Raison Pure en quelques lignes. Dégageons tout de même quelques grands axes. La science humaine est possible et réelle, elle est une connaissance rigoureuse fondée sur des principes à priori et pas une collection de fait curieux ou remarquables, une sorte de « cabinet de curiosités » comme le voudrait l’empirisme. Mais en revanche la science humaine n’est qu’une science des phénomènes, le réel en soi nous est à jamais inaccessible – en un sens nous ne sortirons jamais de la Caverne platonicienne, mais nous pouvons en décrire adéquatement les murs et les lois de son fonctionnement-. La raison humaine n’a finalement aucune utilité sur le plan théorique – c’est l’entendement qui fait tout le travail de la science-, mais elle trouve tout sa dimension sur le plan pratique (=moral). C’est l’entendement qui répond à la question « Que puis-je savoir ? » mais c’est à la raison que revient la noble tâche de me dire ce que je dois faire. A l’entendement la connaissance de l’être, à la raison la prescription du devoir.
1.3.1 L’originalité de la raison hégélienne
En apparence l’affirmation hégélienne de la rationalité intégrale du réel ne diffère en rien des ses prédécesseurs ( qu’est-ce qui distingue en effet « le « rien n’est sans raison » de Leibniz et le « tout ce qui réel est rationnel » de Hegel ?). Mais entretemps la conception de la raison a totalement changé. a la raison mathématique des classiques ( à la « mathesis universalis » de Descartes, au « more geometrico » de Spinoza)
Ce que Hegel reproche aux rationalismes qui l’ont précédé c’est d’avoir réduit la raison et le réel à leur pure conception logique ( logique est à comprendre ici au sens mathématique, à savoir comme ce qui oppose le même et son contraire , par exemple le pair et l’impair).. Pour simplifier, la raison des grands rationalistes classiques (Descartes Spinoza Leibniz, pour ne citer qu’eux) serait, selon Hegel, une raison morte, une raison figée dans le modèle mathématique ( par exemple, nous l’avons évoqué, le Dieu leibnizien ne peut dépasser le principe de contradiction qui énonce qu’une chose ne peut être elle-même et son contraire en même temps). Or la raison hégélienne veut précisément être le dépassement des contradictions, l’union des contraires dans une synthèse dialectique.
1.3.2 Le déploiement de la raison dans le monde.
C’est dans la Phénoménologie de l’Esprit (1807) que Hegel consacre un long passage à sa conception de la raison( le chapitre 5 , en fait, qui vient juste après la célèbre dialectique de la « maîtrise et de la servitude »). En résumé, la conscience de l’esclave éduqué par le travail s’élève au niveau de la contemplation du monde, de la nature et de ses lois : « La raison est la suprême unification de la conscience et de la conscience de soi, du savoir d’un objet et du savoir de soi » (Hegel), Ou encore : « La raison est la certitude de la conscience d’être toute réalité » (Phénoménologie T1 p196). Cette certitude consciente d’elle-même va donc pouvoir se développer dans les sciences de la nature (de Galilée à Newton). C’est la « raison observante » qui décrit le réel « comme un système de lois ». La raison s’élève ainsi progressivement par étapes : observation de l’inorganique , de la matière inerte (physique) , observation de l’organique (biologie) et enfin compréhension de l’homme lui-même (science humaines) . ici d’ailleurs il faudrait noter que Hegel consacre (pour les critiquer) des développements aux « pseudo-sciences « de son époque à savoir la physiognomonie et la phénologie, qui entre autres, prétendaient pouvoir déduire la psychologie d’un individu à partir de l’étude de son crâne (d’où nous est restée la fameuse expression : « la bosse des maths »).
Mais, plus fondamentalement, comme nous allons le voir dans une dernière partie, c’est dans l’action historique concrète des hommes que la raison réalise son être dans le monde.
1.3.3 La raison dans l’histoire et la réalisation de l’Etat.
On ignore trop souvent que la fameuse citation de Hegel qui inaugure ce chapitre (« Tout ce qui est réel est rationnel, tout ce qui rationnel est réel ») est en fait tirée d’un de ses ouvrages de philosophie politique : Les principes de la philosophie du Droit. en fait, et aussi paradoxal que celui puisse paraître pour un lecteur non prévenu des thème hégéliens, c’est au sein de l’histoire, du devenir concret et effectif des hommes et donc de la politique que se réalise la rationalité du monde. nous empruntons ici ses analyses à Bernard Bourgeois dans La philosophie politique de Hegel : « La philosophie politique de Hegel s’efforce de présenter l’Etat comme le rationnel en soi et pour soi » (« en soi et pour soi » formule souvent répétée par Hegel qui veut dire « absolument conscient de soi », par exemple une graine est un arbre « en soi », en puissance dirait Aristote, mais non encore « pour soi » car la graine n’est pas consciente d’être un arbre en devenir). Nous lisons également dans les Leçons sur la philosophie de l’Histoire que : « La simple idée qu’apporte la philosophie est la seule idée de la raison, l’idée que la raison gouverne le monde et que par conséquent l’histoire humaine s’est déroulée rationnellement ». L’Histoire humaine est donc l’auto déploiement du concept ou de la raison qui tend vers l’édification d’un Etat rationnel où l’homme puisse enfin se réconcilier avec le réel.
Conclusion sur Hegel : Hegel a voulu profondément modifier le statut de la raison et du réel. A la raison d’un Descartes ou d’un Leibniz qui demeure fortement influencée par la logique mathématique Hegel veut substituer une raison qui soi l’identité des différences bref le dépassement des contradictions. l’Histoire humaine est le déploiement douloureux de cette rationalité ( le « Chemin de Croix de l’esprit » dit parfois Hegel) . ce chemin de croix qui mène de l’esclavage de la cité antique aux droits de l’Homme de la démocratie moderne ( on connaît la dialectique célèbre : Thèse : Maître antithèse : Esclave Synthèse : Citoyen de l’Etat démocratique) . Mais, même si par rapport à Leibniz Hegel reconnaît la présence réelle du mal et de la douleur dans le monde, nous sommes en droit de nous demander si , dans ses grandes lignes, la pensée de Hegel n’est pas encore tributaire de l’optimisme de l’Aufklärung. Même si la douleur et le mal existent « pour de vrai» dans le monde, l’histoire hégélienne demeure « le progrès de la liberté ». Le monde est rationnel et il progresse vers le vrai et le bien. Peut-on, après Auschwitz et Hiroshima maintenir cet espoir Hégélien ?
2.3 La connaissance du réel après Kant : épistémologies post-kantiennes.
La « révolution copernicienne » inaugurée par Kant –c’est l’esprit humain, tel un soleil héliocentrique, qui projette sur le réel ses catégories et non le réel qui impose ses formes à la tablette de cire de notre esprit- cette révolution a durablement marqué les esprits scientifiques. Aujourd’hui encore il faudrait être un savant bien naïf pour croire que la science peut nous décrire le réel tel qu’il est en soi. La science contemporaine s’organise autour de « modèles » -souvent mathématiques- du réel. Il s’agit par exemple de penser les relations entre les différentes valeurs d’énergie d’une particule (spin, charge, mouvement) comme un calcul « matriciel » sans supposer un instant que la particule ait la forme de cette « matrice ». de même en biologie les savants utilisent le modèle informatique pour interpréter les séquences du génome humain, sans pour autant réduire le vivant à un super ordinateur – même si pour des raisons de commodité et de vulgarisation la presse scientifique peut parfois nous laisser à penser que c’est ainsi que les choses se passent.
Toutefois, il faut bien le reconnaître, la raison scientifique moderne a su s’affranchir des cadres trop rigides de l’entendement kantien.
La théorie de la relativité d’Einstein remet assurément en question l’approche du temps et de l’espace come « formes a priori » de notre sensibilité –si temps et espaces étaient deux formes séparées comment comprendre qu’un déplacement proche de la vitesse de la lumière aurait une influence sur le temps au point de le ralentir.
C’est ainsi que Gaston Bachelard (1884-1962 agrégé de physique et de philosophie) dans ses ouvrages : La formation de l’esprit scientifique et le nouvel esprit scientifique, tout en reconnaissant à Kant ses mérites pour avoir placé l’activité de la science dans le sujet connaissant ( le fameux « Rien n’est donné tout est construit » càd : la science doit construire ses objets et ses méthodes, et non pas aller les chercher empiriquement dans un « réel » illusoire, cette déclaration a des affinités kantiennes). Mais l’épistémologie Bachelardienne veut libérer la raison scientifique du carcan encore trop rigide et scolastique des « catégories » kantiennes. La raison scientifique moderne est une raison « ouverte », une raison qui se transforme à chacune des ses découvertes « toute réforme de la science est une réforme de l’esprit » ( une découverte scientifique majeure n’est pas un « fait nouveau » qui viendrait sagement se ranger à côté de faits anciens déjà connus, mais une nouvelle façon d’envisager notre façon de penser la science).
Conclusion sur Bachelard : la raison scientifique selon Bachelard est une raison « ouverte » toujours prête à se réformer de fond en comble. La science est l’activité révolutionnaire par excellence. Le fait scientifique est « construit » par les schémas de notre raison avant même que d’être « donné » par le réel. Mais ces schémas même de la raison sont eux aussi à reconstruire en permanence – comment par exemple définir une « chose » un objet « matériel » quand la physique quantique nous dit que la matière est à la fois onde et corpuscule ?-
Nous avons voulu souligner dans ces deux premières parties la richesse et la complexité des relations entre la raison et le réel. Partis du rêve un peu fou –mais ô combien exaltant – d’une rationalité intégrale du monde, nous sommes peu à peu arrivés à une vision plus modeste –mais peut être plus efficace technologiquement- d’une raison scientifique humaine en réforme perpétuelle qui se pense comme langage du monde dont elle ignore le sens profond. Dans une dernière partie plus brève nous souhaiterions examiner quelques pistes autour de la question de l’irrationnel. Quelle est la place de l’irrationnel dans le réel (ceci permettant de traiter les sujets de type : « le réel est-il entièrement rationnel ? »)
3) La question de l’irrationalité du réel. (Quelques pistes.)
3.1 Peut-on fonder une philosophie sur l’irrationnel ?