Au téléphone, dans cette période inqualifiable, on pose toujours la question du remplissage de son temps. Alors on répond souvent qu’on écrit, qu’on lit. Les moins avares des formules toutes faites s’arrêtent une seconde et vous demandent ce que vous lisez. On répond, en évitant de citer un bouquin un peu difficile, de peur d’être entrevu comme un snob, un esbroufeur. Il ne faut jamais dire qu’on lit ce que l’autre ne veut ou ne peut lire. Question tant de politesse que d’armure un peu idiote contre l’attaque imméritée.
Hier (après le Séder, un peu spécial cette année), un téléphone du type de ce que je viens de décrire. Et là, on ne me demande pas ce que je lis. On m’annonce d’emblée, presque un peu fier, qu’on lit du Flaubert. Au bout du fil, l’interlocuteur, très vieil ami, sait parfaitement mes goûts littéraires. Et dans ma jeunesse, et même beaucoup plus tard, j’ai gâché des soirées amicales et chaleureuses en ressassant mon admiration du style de Flaubert, toujours sur la tâche, l’anti-Balzac.
Je demande : Bovary ? Encore ?
On me répond : non “Un coeur simple”.
J’ai vite raccroché pour aller voir. Il y a très longtemps que je ne l’avais pas ouvert ce livre.
Qui écrit mieux que Flaubert ?
EXTRAIT D'”UN COEUR SIMPLE” DE GUSTAVE FLAUBERT
“La mère Liébard, en apercevant sa maîtresse, prodigua les démonstrations de joie. Elle lui servit un déjeuner où il y avait un aloyau, des tripes, du boudin, une fricassée de poulet, du cidre mousseux, une tarte aux compotes et des prunes à l’eau-de-vie, accompagnant le tout de politesses à Madame qui paraissait en meilleure santé, à Mademoiselle devenue “magnifique”, à M. Paul singulièrement “forci”, sans oublier leurs grands-parents défunts que les Liébard avaient connus, étant au service de la famille depuis plusieurs générations. La ferme avait, comme eux, un caractère d’ancienneté. Les poutrelles du plafond étaient vermoulues, les murailles noires de fumée, les carreaux gris de poussière. Un dressoir en chêne supportait toutes sortes d’ustensiles, des brocs, des assiettes, des écuelles d’étain, des pièges à loup, des forces pour les moutons; une seringue énorme fit rire les enfants. Pas un arbre des trois cours qui n’eût des champignons à sa base, ou dans ses rameaux une touffe de gui.
Le vent en avait jeté bas plusieurs. Ils avaient repris par le milieu; et tous fléchissaient sous la quantité de leurs pommes. Les toits de paille, pareils à du velours brun et inégaux d’épaisseur, résistaient aux plus fortes bourrasques. Cependant la charreterie tombait en ruines. Mme Aubain dit qu’elle aviserait, et commanda de reharnacher les bêtes.
On dit que Kafka, fatigué du style lourd de l’allemand de Prague ou peut-être même de l’allemand tout-court, allait chercher chez Flaubert “le style de la phrase définitive”.
Il n’a pas eu tort.