Un entretien dans Le Point. (F)
Antoine Compagnon« La littérature, ça rapporte ! »
Et même la poésie ! Rencontre avec l’académicien et professeur émérite au Collège de France, qui signe l’essai le plus stylé de la rentrée.
Propos recueillis par Christophe Ono-dit-Biot
Avantage compétitif. Antoine Compagnon, professeur émérite au Collège de France, sur le bord du lac de Genève, le 21 août 2024.
«À quoi sert la littérature ?La question choque les belles âmes. La littérature ne sert à rien, répondent-elles en chœur, et c’est très bien comme ça. » Erreur stratégique, selon Antoine Compagnon. À l’heure où, rentrée littéraire oblige, on s’interroge davantage sur le sort et le devenir de la lecture menacée par l’écran roi et la rentabilité immédiate, l’académicien et professeur émérite au Collège de France dégaine un essai tonique et essentiel, La littérature, ça paye ! (Les Équateurs). Les gens lisent moins ? Ils ont tort ! Car la littérature, bien au contraire, rapporte. Aux auteurs, c’est très aléatoire, mais, aux lecteurs, c’est une chose certaine et, même, le meilleur des investissements. Certes, il est bon qu’il y ait en ce monde de plus en plus utilitariste des choses qui ne servent à rien, et qui doivent être préservées amoureusement. Mais si, en plus, elles servaient ? La démonstration de Compagnon est implacable, tout autant qu’espiègle. Partageant ses lectures (Proust, Baudelaire, Colette…) et les leçons de vie qu’il a tirées de ces « parallélépipèdes magiques », il stimule, provoque et réenchante avec lucidité une pratique vue à tort comme déconnectée de la « vraie vie ». Jeunes gens (et moins jeunes), voulez-vous être renards ou hérissons ? Vous ne le saviez pas, mais la question est cruciale. Réponse ci-dessous. Fine lame. Antoine Compagnon a été élu à l’Académie française en 2022. « J’ai choisi de faire figurer un hérisson sur mon épée d’académicien : il faut combiner la vitesse de l’épée et la lenteur du hérisson. »
Le Point : « La littérature, ça paye », dites-vous… Avant de citer votre cher Baudelaire, qui, dès 1846, dans « Conseils aux jeunes littérateurs », évoque celle-ci comme « une espèce de placement dont on ne touche que très tard les intérêts ». Très tard, en effet : dans son cas, ce fut après sa mort !
Antoine Compagnon : Et pour cela, encore faut-il pour les toucher avoir une postérité ! Je vous le concède, ce titre est ironique, mais, en réalité, uniquement en ce qui concerne les écrivains. Car, pour les lecteurs, la littérature paye vraiment. À l’origine, ce titre était d’ailleurs celui d’une conférence que j’avais donnée à HEC pour provoquer ces étudiants en business qui pensaient, de façon erronée, que la littérature ne les concernait pas… parce qu’elle ne pouvait pas leur rapporter.
Et en quoi elle était censée leur rapporter ?
Je crois profondément que la littérature donne au lecteur, quel qu’il soit, une hauteur de vue par rapport à son activité. La lecture vous apprend, en effet, par les différentes expériences qu’elle vous offre, à véritablement sortir de vous-même, à comprendre l’autre, à vous connaître vous-même comme « autre ». Proust en a parlé avant moi : dans la Recherche, son narrateur évoque les hommes « occupés » qui, dans les salons du faubourg Saint-Germain ou sur la promenade de Balbec, le toisent en le prenant pour un oisif, un dilettante, un amateur, un bon à rien, sous prétexte qu’il s’intéresse à la littérature et n’a pas les horaires de travail des gens bien. Mais il sait pertinemment que l’administrateur, le magistrat, l’ingénieur, le médecin, quand ils sont lettrés, réussissent mieux dans leur métier, vont plus loin dans leur carrière, sont davantage récompensés. Pour Proust, la littérature représente, en toute profession, un « avantage compétitif », comme disent les chefs d’entreprise.
Et vous partagez l’analyse de Proust ?
Et comment ! On le vérifie constamment. Le fait de lire de la littérature permet de développer une autre intelligence, qui tient de la perspicacité ou de la pénétration, du flair, comme chez un bon chien ou un renard. Une sorte de sixième sens que j’appelle la lettrure, qui se forge au contact des livres et qui permet de lever le nez du guidon. Celui ou celle qui a de la lettrure est moins narcissique, plus distant, plus pervers, aussi, mais moins dupe de lui-même, et plus conscient du rôle crucial du hasard et de la grâce dans la vie. Il est donc plus apte à exploiter les atouts qu’il a dans son jeu, parce qu’il a observé les grands héros littéraires, Fabrice del Dongo ou Lucien Leuwen, qui sont de grands joueurs. Rien de plus utile pour se débrouiller dans une vie moderne où l’on sera appelé à constamment s’adapter. Du reste, aux États-Unis, où j’ai longtemps enseigné, que l’on se destine plus tard au droit, aux affaires, à la médecine ou à l’architecture, des cours de culture générale, souvent littéraires, sont obligatoires. Toutes les femmes et les hommes « occupés » sortis de Columbia ou d’autres grandes universités auront lu Homère, Virgile, Dante, Rabelais, Cervantès, Rousseau, Goethe, Dostoïevski… Et il n’est pas exclu que cela ne leur donne pas un certain avantage stratégique.
Surtout dans une époque où la compétition des récits joue à plein ?
Oui. Quand il faut savoir se raconter, imposer sa version des choses, celui qui maîtrise le « narratif » emporte la partie. Un récit bien maîtrisé est la meilleure des armes, même pour la guerre, on le voit dans les conflits actuels, entre la Russie et l’Ukraine, Israël et le Hamas, qui sont aussi des guerres de récits. En politique également, le récit est crucial pour susciter l’adhésion. Dans le domaine des études médicales, on a vu surgir la « médecine narrative », qui aide les médecins et autres thérapeutes à améliorer l’efficacité des soins en développant la capacité d’attention, de réflexion, de collaboration avec les patients et les collègues, parce qu’on a pris conscience des limites d’une pratique qui considère les maladies uniquement comme des problèmes à résoudre. C’est la même chose dans les études de droit, où l’on recherche de plus en plus ce que Paul Ricœur appelait la « compétence narrative ». Cette compétence, la fréquentation des grands récits de la littérature vous la donne.
On n’a donc pas à s’inquiéter pour la littérature parce qu’elle serait partout, en somme… Pourtant, vous concédez que les gens lisent de moins en moins. Les chiffres parlent, et vous les donnez : sept minutes de lecture quotidienne pour les garçons de 16 à 19 ans, dix-sept minutes pour les filles, contre plus de cinq heures d’écran pour les deux sexes*. Ce n’est pas glorieux.
C’est vrai, et je doute de la validité des quarante et une minutes quotidiennes de lecture pour un Français, en moyenne, chiffre des dernières enquêtes déclaratives. En réalité, je pense que c’est beaucoup moins. Dans notre monde où l’exigence de rapidité et l’impatience sont désormais la norme, la lenteur que requiert la lecture littéraire est devenue inadmissible quand on la compare aux vitesses d’exécution atteintes par les nouvelles technologies… Vous tapez un « prompt », et l’intelligence artificielle générative vous livre aussitôt un laïus sur à peu près tout. Or il faut toujours autant de temps qu’en 1857 non seulement pour écrire, mais pour lire Madame Bovary. Comment accepter cela dans une époque qui veut que tout soit rentable ? La littérature, et la culture en général, autre profession qui ignore les gains de productivité, est comparable sur ce point à la coiffure : si c’est vite fait, c’est mal fait… Quant à l’ennui, qui a souvent été la condition de la lecture pour un homme ou une femme de ma génération (ah ! les étés où l’on tuait le temps avec un gros roman russe !), il est devenu prohibé, et les conditions de son apparition sont même impossibles avec un smartphone en main. Cela ne plaide pas, c’est vrai, pour la survie de la littérature, qui demande temps et concentration, ce qui n’empêche pas de reconnaître les avantages qu’elle confère sur leurs semblables à ceux qui continueront de s’y adonner.
Un avantage, y compris sur le plan intime. « Sans l’intelligence procurée par la lecture du “Rouge et le Noir”, je n’aurais pas vécu les trois derniers mois de la vie de ma mère avec la même conscience, la même acuité, la même présence », confiez-vous. On ne lit donc pas pour penser à autre chose ?
C’est le grand paradoxe de la lecture que de vous permettre de vous évader tout en vous rendant plus attentif à ce que vous traversez dans votre vie. Vous êtes dans les deux vies à la fois, et j’ai toujours pensé qu’il ne fallait pas tant vivre la littérature comme si elle était la vraie vie que vivre sa vraie vie comme si elle était littérature. Ma mère était gravement malade. Elle souffrait d’un cancer. J’avais 14 ans. Je lisais le roman de Stendhal dans un état d’excitation quasi érotique et je découvrais des leçons essentielles chez Stendhal : les ressorts de l’amour et du pouvoir. Une nuit où je lisais fiévreusement Le Rouge et le Noir, je suis descendu boire un verre d’eau. Ma mère était en bas, assise sur une chaise dans la salle à manger, tenue éveillée par l’inquiétude de nous laisser seuls, elle qui allait mourir trois mois après et qui ne nous avait rien dit. Nous avons échangé quelques mots, et je me suis dit : « Maman va mourir. » Sans l’intelligence de la vie qui m’avait été procurée par ce roman (et par quelques autres livres que j’ai lus cette année-là, comme Sa Majesté des mouches,Richard II, ou Crime et châtiment), je n’aurais pas compris, je n’aurais pas vécu les trois derniers mois de la vie de ma mère avec cette intensité, cette lucidité sur ce qui était en train de se produire. Julien Sorel doit tout à ses lectures. Moi aussi.
Les livres, et ceux qui les écrivent, sont donc faits pour nous aider, comme vous le dites d’après une expression de Philippe Djian, « à traverser la rue » ?
Je le crois profondément. Même si je ne suis pas d’accord avec Djian quand il dit que Proust, contrairement à Raymond Carver, « ne sert à rien », car il ne serait bon qu’à procurer des émotions esthétiques pour ceux qui ont le temps de l’ouvrir en s’asseyant dans un fauteuil. Proust m’a véritablement aidé à traverser la rue. Et même à changer de trottoir. C’est lui qui m’a poussé à faire ma transition : comprenez, le fait que je sois passé des sciences aux lettres. C’est en lisant Proust que je me suis dit que les émotions esthétiques que je ressentais, je voulais les ressentir encore. Mais pas seulement : avec Proust, j’ai compris qu’on n’aime jamais l’autre pour lui-même, que désirer trop quelque chose, c’est s’assurer de ne pas l’obtenir, mais que la vie repasse les plats, qu’« on se retrouve toujours », comme dit Albertine. Ces grandes lois psychologiques proustiennes ne nous permettent-elles pas de traverser la rue, la vie, avec plus de détachement ? La littérature, en fait, vous transmet un savoir-vivre. Au sens propre, elle possède un savoir de la vie, et elle vous l’enseigne volontiers.
Vous faites dans votre livre un sort particulier à la « sérendipité ». Pourquoi ?
La sérendipité, qui vient d’un conte de l’écrivain Horace Walpole, lui-même inspiré par un conte persan, a été ressuscitée par le sociologue américain Robert King Merton (1910-2003), à qui l’on doit certains de ces grands concepts formulés dans des métaphores particulièrement aiguisées. Il la définit comme « le processus par lequel une découverte inattendue et aberrante éveille la curiosité d’un chercheur et le conduit à un raccourci imprévu qui mène à une nouvelle hypothèse ». On doit à la sérendipité quantité de découvertes scientifiques ou intellectuelles (pensons à la pénicilline, ou à la découverte de l’Amérique par Christophe Colomb). Pourquoi je l’aime tant ? Parce qu’elle établit la nécessité pour tout chercheur, scientifique, artiste, et en vérité pour tout un chacun, de joindre dans la vie l’esprit de finesse à l’esprit de géométrie, tels que les différenciait Pascal. Ou d’unir, pour reprendre une fable qui m’est chère, le savoir du renard et celui du hérisson. Je m’explique : un poète grec, Archiloque, nous a laissé cette phrase simple qui a eu beaucoup de succès à la Renaissance : « Le renard connaît beaucoup de choses, mais le hérisson connaît une grande chose. » Plus tard, le philosophe anglais Isaiah Berlin (1909-1997) a divisé les humains entre les esprits hérissons, qui ne voient le monde que par une règle simple mais qui vont jusqu’au bout, et les esprits renards, qui tirent parti d’une grande variété d’expériences mais qui peuvent aussi se perdre. Parmi les écrivains, il mettait chez les hérissons des gens comme Nietzsche, Pascal, Dostoïevski ou Proust, et chez les renards, par exemple, Goethe, Shakespeare ou Montaigne. Vaut-il mieux être renard ou hérisson ? Pour moi, qui ai choisi de faire figurer un hérisson sur mon épée d’académicien, il faut combiner les deux, la vitesse de l’épée et la lenteur du hérisson. La sérendipité, c’est la « renardise » chez le hérisson, la faculté de sortir du sentier battu et de reconnaître l’« accident heureux » que la vie lui offre au bord du chemin. C’est à mes yeux la compétence littéraire essentielle : savoir reconnaître qu’une « histoire » est possible, que s’ouvre un nouveau chemin. Au fond, ce que nous disait Homère avec la mètis d’Ulysse, cette intelligence de l’instant, c’est aussi ce que nous rappelle Montaigne, préférant la chasse à la prise. Qui osera soutenir que comprendre cela ne peut pas « rapporter » dans la vie ? §
« La littérature, ça paye ! », d’Antoine Compagnon (Éditions des Équateurs, 192 p., 18 €). En librairie le 4 septembre.
* « Les jeunes Français et la lecture en 2024 », étude Ipsos pour le CNL, avril 2024.
Extrait
LIRE OU ÉCOUTER PROUST ?
« Le livre audio est l’aubaine du multitasking, ledit multitâche. On l’écoute en faisant autre chose, en conduisant, en passant l’aspirateur, en faisant son jogging […] Selon les neuroscientifiques, quand nous croyons faire deux choses à la fois, notre cerveau ne cesse de basculer, de commuter entre les deux activités, et nous accomplissons moins bien les deux tâches. Quand je repasse une chemise en écoutant Le Temps retrouvé, au moment de parvenir au pliage, lequel exige tout de même un peu de concentration pour obtenir un carré parfait, je sais que la syntaxe compliquée de “l’adoration perpétuelle” m’échappera. Ce n’est pas bien grave, mais l’autre jour, en revêtant une chemise, je me suis aperçu que j’avais omis de repasser les manches : ce jour-là, Proust l’avait emporté. »
Les auteurs qui l’aident à « traverser la rue »
En dehors de Proust, Antoine Compagnon cite Baudelaire (qui en une seule phrase – « Le beau est toujours bizarre » – a « changé » sa « conception de la vie ») ; Montaigne, dans les Essais (« qui nous apprend un peu à mourir, c’est-à-dire à vivre, en réalité »), et Colette (« Il y a une telle euphorie, un si grand bonheur de tout chez elle »).
Aurélien BERGOT/REA POUR « LE POINT » (x2) – Wikimedia Commons