
J’ai déjà eu l’occasion de dire que c’est une immense “autrice”. Sa triologie est unique, la lecture jouissive.
Je donne les premières pages de son dernier ouvrage traduit en France.
“HOT MILK”
Lisez.
PS. JE RAPPELLE QU’EN FOUILLANT DANS MON MENU, ON TROUVE UNE RUBRIQUE “PREMIÈRES PAGES”.
JE LA REDONNE SOUS FORME DE LIEN,PAR UN CLIC
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2015 ALMERIA, SUD DE L’ESPAGNE, MOIS D’AOÛT.
Aujourd’hui, j’ai fait tomber mon ordinateur portable sur le sol en béton d’un bar construit sur la plage. Calé sous mon bras, le portable a glissé de son étui en mousse (pareil à une enveloppe), et a atterri côté écran. La page numérique est fissurée mais fonctionne toujours, c’est déjà ça. Mon ordinateur contient toute ma vie et en sait plus sur moi que n’importe qui d’autre. Ce que je veux dire, c’est que, s’il vole en éclats, alors moi aussi. L’écran de veille représente une nuit violette où se pressent étoiles, constellations et, bien sûr, la Voie lactée dont le nom vient du latin classique lactea. Il y a des années de ça, ma mère m’a dit que je devais écrire Voie lactée comme ceci – γαλαξίας κύκλος – et qu’Aristote observait ce disque laiteux depuis la Chalcidique, à cinquante-cinq kilomètres à l’est de Thessalonique, où est né mon père. La plus vieille étoile a treize milliards d’années, mais celles de mon écran de veille ont deux ans et sont Made in China. Tout cet univers est désormais fissuré. Et je ne peux strictement rien y faire. Dans la ville voisine infestée de mouches, on m’a dit que le propriétaire d’un cybercafé réparait parfois les pépins informatiques sans gravité, mais dans mon cas, il lui faudrait commander un nouvel écran qui mettrait un mois à arriver. Serai-je encore ici dans un mois ? Je ne sais pas. Tout dépend de ma mère qui est malade et dort sous une moustiquaire dans la chambre d’à côté. Elle va se réveiller en hurlant : “Apporte-moi de l’eau, Sofia” et je lui apporterai de l’eau et ça ne sera jamais la bonne. Même si je ne sais plus ce que ce mot veut dire, je lui apporterai ce que je considère être de l’eau : d’une bouteille prise dans le frigo, d’une bouteille qui n’est pas dans le frigo, en train de refroidir après avoir été portée à ébullition dans une bouilloire. Quand je regarde le champ d’étoiles sur mon écran de veille, il m’arrive souvent de flotter hors du temps d’une façon des plus étranges. Il n’est que vingt-trois heures et je pourrais faire la planche dans l’eau, regarder le ciel nocturne et la vraie Voie lactée, mais j’ai peur des méduses. Hier après-midi, je me suis fait piquer, ce qui a laissé sur le haut de mon bras gauche une méchante marque violette comme après un coup de fouet. J’ai dû courir sur le sable brûlant vers le cabanon de l’infirmerie au bout de la plage, où l’étudiant (à la barbe fournie), payé pour s’occuper toute la journée des touristes qui se font attaquer, m’a délivré une espèce de pommade. Il m’a expliqué qu’en espagnol jellyfish se disait medusa. J’ai pensé à Méduse, la déesse grecque qu’une malédiction avait transformée en monstre et qui pétrifiait quiconque la regardait dans les yeux. Pourquoi voudrait-on donner son nom à un animal ? L’étudiant a répondu : “C’est vrai, mais c’est sans doute parce que les tentacules ressemblent à sa chevelure qui est toujours représentée par un nid grouillant de serpents dans les tableaux.” J’avais vu Méduse dessinée sur le drapeau de baignade jaune à l’extérieur du cabanon. Elle avait des crocs à la place des dents et des yeux fous. “Quand le drapeau méduse est levé, la baignade est déconseillée. Après, c’est aux gens de voir.” Il a tamponné la piqûre avec du coton hydrophile qu’il avait imbibé d’eau de mer chauffée et m’a demandé de signer une décharge qui avait des airs de pétition. C’était la liste de tous les gens piqués ce jour-là. Le formulaire me demandait mon nom, mon âge, ma profession et mon pays d’origine. Ce qui fait beaucoup de choses auxquelles réfléchir quand votre bras est cloqué et qu’il vous brûle. L’étudiant a expliqué qu’il était obligé de le faire remplir pour que l’infirmerie reste ouverte malgré la période de récession que traversait l’Espagne. Si les touristes n’avaient pas besoin de ce service, il perdrait son travail. Il était donc visiblement content de la présence des méduses. Elles mettaient du beurre dans ses épinards et de l’essence dans sa mobylette. En examinant la liste, j’ai constaté que l’âge des touristes piqués allait de sept à soixante-quatorze ans, que ces personnes venaient de toute l’Espagne, mais aussi du Royaume-Uni ou de Trieste. J’ai toujours voulu aller à Trieste parce que ce nom ressemble à tristesse, un mot à consonance joyeuse, malgré sa signification. Les Espagnols disent tristeza, ce qui est plus lourd que le terme français, un grognement plus qu’un murmure. Je n’avais vu aucune méduse pendant que je nageais, mais d’après l’étudiant, leurs tentacules sont très longs et peuvent donc sévir de loin. Il avait l’index poisseux à cause de la pommade qu’il passait sur mon bras. Il semblait bien s’y connaître en méduses. Constituées à 95 % d’eau, elles sont transparentes et se camouflent donc facilement. Si elles sont si nombreuses à travers le monde, c’est en partie à cause de la surpêche. L’important était de ne pas frotter ni de gratter les marques. S’il restait des cellules de l’animal sur mon bras, frotter la piqûre risquait de libérer davantage de venin, mais sa pommade spéciale neutralisait lesdites cellules. Pendant qu’il parlait, je voyais palpiter sa bouche douce et rose pareille à une méduse au milieu de sa barbe. Il m’a tendu un bout de crayon et m’a demandé de remplir le formulaire. Nom : Sofia Papastergiadis Âge : 25 Pays d’origine : Royaume-Uni Profession : Les méduses se fichaient de ma profession, alors à quoi bon se donner cette peine ? De la peine, cette question m’en a causé, justement, encore plus que ma piqûre et mon nom de famille problématique que personne n’arrive à écrire ou prononcer. J’ai dit à l’étudiant que j’étais diplômée en anthropologie, mais que, pour l’instant, je travaillais dans un café de l’ouest de Londres – le Coffee House, avec Wi-Fi gratuit et bancs d’église restaurés. On torréfiait nos propres grains et on proposait trois sortes d’expresso maison… bref, je ne savais pas quoi écrire à côté de “Profession”. L’étudiant a tiré sur sa barbe. — Les anthropologues, vous étudiez les peuples primitifs, c’est ça ? — Oui, sauf que la seule primitive que j’aie jamais étudiée, c’est moi. Le mal du pays m’a saisie d’un coup, les parcs humides et paisibles de Grande-Bretagne m’ont manqué. Je voulais étendre mon corps primitif de tout son long sur une verte pelouse où aucune méduse ne flotterait entre les brins d’herbe. Il n’y a pas de verte pelouse à Almería, sauf dans les golfs. Les collines poussiéreuses sont si arides que c’est ici qu’on filmait les westerns-spaghettis – Clint Eastwood a même joué dans l’un d’eux. Les vrais cow-boys devaient avoir les lèvres gercées en permanence parce que les miennes se sont fendues sous l’effet du soleil et je dois mettre du baume tous les jours. Utilisaient-ils de la graisse animale ? Regardaient-ils l’immensité du ciel ? Les caresses et les baisers leur manquaient-ils ? Leurs problèmes disparaissaient-ils dans le mystère de l’espace comme ils le font parfois quand je regarde les galaxies sur mon écran de veille fissuré ? L’étudiant semblait s’y connaître aussi bien en anthropologie qu’en méduses. Il a voulu me donner une idée d’ “enquête de terrain originale” pendant que j’étais en Espagne. — Tu as vu les structures en plastique blanc qui couvrent les terres à Almería ? J’avais effectivement remarqué ce plastique blanc fantomatique. Il s’étend à perte de vue sur les plaines et dans les vallées. — Ce sont des serres, m’a-t-il dit. La température à l’intérieur peut monter jusqu’à quarante-cinq degrés à cause de l’environnement désertique. Ils emploient des migrants sans papiers pour ramasser les tomates et les poivrons destinés aux supermarchés, ça frôle l’esclavage. Je m’en doutais. Ce qui est couvert est toujours intéressant. On ne recouvre jamais du vide. Enfant, j’avais l’habitude de me couvrir le visage des mains pour que personne ne sache que j’étais là. Et puis je me suis aperçue que cela me rendait encore plus visible parce que tout le monde voulait savoir ce que je cherchais à cacher. Il a regardé mon nom de famille sur le formulaire, puis son pouce gauche, qu’il a replié comme pour vérifier que l’articulation fonctionnait toujours. — Tu es grecque ? Son attention était si éparpillée que c’en était perturbant. Il ne me regardait jamais dans les yeux. J’ai récité ma réponse habituelle : mon père est grec, ma mère anglaise, je suis née en Grande-Bretagne. — La Grèce a beau être plus petite que l’Espagne, elle n’arrive pas à payer ses factures. Le rêve est fini. Je lui ai demandé s’il parlait de l’économie. Il a répondu que oui, il préparait un master de philosophie à l’université de Grenade, mais se considérait comme chanceux d’avoir ce boulot d’été à l’infirmerie de la plage. Si le Coffee House embauchait toujours, quand il aurait son diplôme, il viendrait à Londres. Il ne savait pas pourquoi il avait dit que le rêve était fini parce qu’il n’y croyait pas. Il avait dû le lire quelque part et ça lui était resté en mémoire. Mais il ne partageait pas cet avis, celui contenu dans une phrase telle que “le rêve est fini”. Et d’abord, qui est le rêveur ? Le seul autre rêve généralisé dont il se souvenait était celui du discours de Martin Luther King, “J’ai fait un rêve…”, mais cette expression sur la fin du rêve suggérait que quelque chose avait commencé et que c’était désormais terminé. Il revenait au rêveur de le déclarer fini, à personne d’autre. Après quoi il m’a dit une phrase en grec et a semblé surpris quand j’ai expliqué que je ne parlais pas la langue. M’appeler Papastergiadis et ne pas parler la langue de mon père me met toujours mal à l’aise. — Ma mère est anglaise. — Oui, a-t-il dit dans son anglais parfait. Je ne connais que Skiathos où je suis allé une fois, mais j’ai réussi à retenir quelques phrases. J’avais l’impression qu’il m’accusait gentiment de ne pas être assez grecque. Mon père a quitté ma mère quand j’avais cinq ans, elle est anglaise et me parle surtout en anglais. Quel rapport avec l’étudiant ? Qui, de toute façon, était surtout censé s’occuper de ma piqûre de méduse. — Je t’ai vue sur la place avec ta mère. — D’accord. — Elle a du mal à marcher ? — Rose arrive parfois à marcher, parfois non. — Ta mère s’appelle Rose ? — Oui. — Et tu l’appelles par son prénom ? — Oui. — Tu ne dis pas maman ? — Non. Le bourdonnement du petit frigo installé dans le coin du cabanon d’infirmerie faisait penser à une chose morte et froide, mais qui aurait un pouls. Je me suis demandé s’il contenait des bouteilles d’eau. Agua con gas, agua sin gas. Je réfléchissais toujours aux moyens de trouver la bonne eau pour ma mère. L’étudiant a regardé sa montre. — La règle veut que toute personne ayant été piquée demeure ici cinq minutes. C’est pour m’assurer que tu n’aies pas de réaction ou de crise cardiaque. Une fois de plus, il a désigné la case “Profession” du formulaire que je n’avais pas remplie. Je ne sais pas si c’est la douleur de la piqûre, toujours est-il que je me suis retrouvée à lui parler de ma pathétique vie minuscule. — Je n’ai pas de profession à proprement parler, ni d’occupation, d’ailleurs, mais j’ai une préoccupation et elle s’appelle Rose. Pendant ce temps, il se passait les doigts sur les tibias. — Nous sommes venues en Espagne pour des consultations à la clinique Gómez afin d’essayer de comprendre ce qui ne va pas avec ses jambes. Notre premier rendez-vous est dans trois jours. — Ta mère a une paralysie des membres ? — On ne sait pas. C’est un mystère. Ça dure depuis un moment. Il a retiré la Cellophane qui enveloppait un morceau de pain blanc. J’ai cru qu’il s’agissait de la deuxième phase du traitement contre la piqûre, mais ça n’était qu’un sandwich au beurre de cacahuètes dont il a dit que c’était son déjeuner préféré. Il a pris une petite bouchée et sa barbe noire et brillante a remué pendant qu’il mâchait. Apparemment, il avait entendu parler de la clinique Gómez. Elle était très respectée et il connaissait aussi la femme qui nous a loué le petit appartement rectangulaire sur la plage. On l’a choisi parce qu’il n’a pas d’escaliers. Tout est sur un seul niveau, les deux chambres sont contiguës, à côté de la cuisine, et puis il est tout près de la place centrale, des cafés et du supermarché Spar local. Il voisine aussi l’école de plongée, l’Escuela de Buceo y Náutica, un cube blanc sur deux étages avec des hublots en guise de fenêtres. La réception est en train d’être repeinte. Deux Mexicains se mettent au travail tous les matins avec de gigantesques seaux de peinture blanche. Un berger allemand svelte et hurlant est enchaîné toute la journée à une barre de fer sur le toit-terrasse. Il appartient à Pablo, le directeur de l’école, qui passe son temps à jouer à un jeu appelé Infinite Scuba sur son ordinateur. Le chien affolé tire sur ses chaînes et essaye régulièrement de sauter du toit. — Personne n’aime Pablo, a reconnu l’étudiant. C’est le genre d’homme à plumer un poulet encore vivant. — Ça ferait un bon sujet pour une enquête de terrain. — Quoi donc ? — La raison pour laquelle personne n’aime Pablo. L’étudiant a levé trois doigts. J’ai supposé qu’il me fallait rester à l’infirmerie encore trois minutes. Le matin, les moniteurs de l’école de plongée apprennent à leurs élèves comment enfiler leur combinaison. Ces hommes sont mal à l’aise de voir le chien tout le temps enchaîné, mais continuent de faire ce qu’ils ont à faire. Leur travail consiste aussi à verser de l’essence dans des jerricanes en plastique grâce à un entonnoir et à les pousser sur le sable à l’aide d’un appareil électrique avant de les charger sur le bateau. C’est une technologie assez complexe comparée à celle utilisée par le masseur suédois, Ingmar, qui plante généralement sa tente au même moment. Pour transporter sa table jusque-là, Ingmar fixe des balles de ping-pong aux pieds et tire. Il s’est plaint à moi du chien de Pablo, comme si le hasard de mon installation à côté de l’école signifiait que j’étais plus ou moins co-propriétaire de ce pauvre berger allemand. Les clients d’Ingmar n’arrivent jamais à se détendre pendant leur massage aux huiles essentielles à cause des geignements, hurlements, aboiements et tentatives de suicide de l’animal. L’étudiant de l’infirmerie a voulu savoir si je respirais toujours. J’ai commencé à croire qu’il voulait me garder là. Il a levé un doigt. “Tu dois rester ici encore une minute, après quoi je te redemanderai comment tu te sens.” Je veux une vie plus vaste. Dans l’ensemble, j’ai l’impression d’avoir tout raté, même si je préfère travailler au Coffee House plutôt que de conduire des enquêtes sur ce qui incite des clients à préférer une marque de machine à laver à une autre. La plupart des personnes avec qui j’ai fait mes études ont fini par devenir ethnographes en entreprise. Si d’un point de vue étymologique, l’“ethnographie” est la description d’une culture, alors l’étude de marché est une sorte de culture (où vivent les gens, quel environnement habitent-ils, comment se répartit la corvée de lessive entre les membres de la communauté…), mais au bout du compte, tout ça ne sert qu’à vendre des machines à laver. Je ne suis même pas sûre qu’une enquête impliquant de rester dans un hamac à observer des buffles sacrés en train de brouter à l’ombre m’intéresserait. Je ne blaguais pas quand j’ai dit que la question “Pourquoi tout le monde déteste Pablo ?” ferait un bon sujet. Le rêve est fini pour moi. Il avait commencé quand j’ai laissé ma mère boiteuse cueillir seule les poires de notre jardin de l’est londonien l’automne où je suis partie pour l’université. J’ai obtenu un diplôme prestigieux. Le rêve a continué pendant que je préparais mon master. Il s’est fini quand Rose est tombée malade et que j’ai abandonné mon doctorat. Ma thèse inachevée est toujours tapie dans un fichier numérique derrière mon écran de veille fissuré tel le corps d’une suicidée que personne n’a réclamé. Oui, certaines choses prennent de l’ampleur (l’absence de sens de ma vie), mais pas les bonnes. Les biscuits du Coffee House grossissent (ils font la taille de ma tête), les additions s’allongent (il y a tant d’informations sur une addition, c’est presque une enquête en soi), mes cuisses s’épaississent (régime de sandwichs, gâteaux…). L’argent sur mon compte, lui, diminue, et les fruits de la passion rapetissent (même si les grenades grossissent, que la pollution et ma honte de dormir cinq nuits par semaine dans la réserve du Coffee House augmentent). À Londres, en général, je m’effondre de sommeil sur le lit enfantin d’une place. Je n’ai aucune excuse d’être en retard au travail. Ce que je déteste le plus, c’est quand les clients me demandent de m’occuper de leur souris sans fil ou de leur chargeur. Ils sont en partance pour un ailleurs pendant que je débarrasse leurs tasses et fais les étiquettes des cheesecakes. J’ai tapé des pieds pour oublier l’élancement douloureux dans mon bras. Puis j’ai remarqué que la bretelle de mon haut de bikini était cassée et que mes seins nus tressautaient. Elle avait dû se défaire quand je nageais, je n’étais donc pas couverte en courant sur la plage vers l’infirmerie. C’est peut-être pour ça que l’étudiant n’a pas su où poser les yeux pendant notre conversation. Je me suis retournée et j’ai refait le nœud de mon soutien-gorge. — Comment tu te sens ? — Bien. — Tu peux partir. Je lui ai de nouveau fait face et ses yeux se sont rapidement arrêtés sur mes seins nouvellement couverts. — Tu n’as pas rempli la case “Profession”. J’ai pris le crayon et j’ai écrit SERVEUSE. Ma mère m’a chargée de laver sa robe jaune à imprimé tournesol parce qu’elle va la porter pour son premier rendez-vous à la clinique Gómez. Ça ne me dérange pas. J’aime laver les vêtements à la main et les étendre pour qu’ils sèchent au soleil. La brûlure de la piqûre me lance à nouveau malgré la pommade dont l’étudiant l’a recouverte. Mon visage me brûle aussi, mais je me dis que c’est à cause de la difficulté que j’ai eue à remplir la case “Profession”. À croire que la piqûre de méduse a libéré un venin qui se répand en moi. Lundi, ma mère exposera ses différents symptômes au médecin comme un assortiment de mystérieux petits fours. Et moi je tiendrai le plateau. La voilà. La magnifique jeune femme grecque traverse la plage en bikini. Il y a une ombre entre son corps et le mien. Parfois, elle traîne des pieds dans le sable. Elle n’a personne pour lui passer de la crème solaire sur le dos et à qui dire ici oui non oui là. Docteur Gómez Nous entamons le long périple à la recherche d’un guérisseur. Le chauffeur de taxi payé pour nous emmener à la clinique Gómez n’a aucune raison de comprendre notre grande nervosité, ni ce qui se joue ici. Nous entamons un nouveau chapitre dans l’histoire des jambes de ma mère, un chapitre qui nous mène jusqu’au sud semi-désertique de l’Espagne. Ça n’est pas rien. Nous avons dû hypothéquer la maison de Rose pour payer le traitement proposé par cette clinique. Son coût total s’élève à vingt-cinq mille euros, une grosse somme à perdre, d’autant plus si on pense que j’enquête sur les symptômes de ma mère depuis aussi loin que je m’en souvienne. J’ai vingt-cinq ans et j’enquête depuis vingt ans. Peut-être plus. À l’âge de quatre ans, je lui ai demandé ce qu’elle entendait par mal de tête. Elle m’a répondu que c’était comme une porte qu’on lui claquerait à la tête. Je suis devenue bonne psychologue, ce qui signifie que sa tête est ma tête. De nombreuses portes claquent en permanence et j’en suis le principal témoin. Si je me considère comme une détective accidentelle mue par un désir de justice, cela fait-il de sa maladie un crime non résolu ? Si oui, qui est le coupable et qui est la victime ? Tenter de déchiffrer ses souffrances et douleurs, ce qui les déclenche et les motive, offre un bon entraînement à une anthropologue. Il y a eu des moments où j’ai cru faire une découverte décisive et savoir où les cadavres étaient enterrés, pour voir mon hypothèse réfutée une fois de plus. Rose présentait un nouveau symptôme tout à fait mystérieux pour lequel on lui prescrivait un nouveau médicament tout à fait mystérieux. Les médecins britanniques lui ont récemment donné des antidépresseurs pour ses pieds. C’est ce qu’elle m’a expliqué – ils ciblent les terminaisons nerveuses de ses pieds. La clinique est située près de Carboneras, une ville connue pour sa cimenterie. Il faut trente minutes pour s’y rendre. Ma mère et moi frissonnons à l’arrière du taxi à cause de la clim qui transforme l’air du désert en quelque chose de plus ou moins comparable à l’hiver russe. Le chauffeur nous dit que les carboneras sont des soutes à charbon, et que les arbres qui couvraient autrefois ces montagnes avaient été coupés pour en faire du charbon de bois. Les forêts ont été rasées pour être brûlées dans “la fournaise”. Je lui demande s’il veut bien baisser l’air froid. Il affirme que la clim est automatique et hors de son contrôle, mais qu’il peut nous indiquer des plages avec une eau claire et propre. — La plus belle est la Playa de los Muertos, ce qui veut dire “plage des Morts”. Elle n’est qu’à cinq kilomètres au sud de la ville. Il faut descendre la montagne pendant vingt minutes. Elle est inaccessible par la route. Rose se penche en avant, lui tapote l’épaule. — Nous sommes ici parce que j’ai une maladie des os et que je ne peux pas marcher. Elle fronce les sourcils en voyant le rosaire en plastique suspendu au rétroviseur. Rose est une athée convaincue, encore plus depuis que mon père s’est tourné vers la religion. Elle a les lèvres bleues à cause du climat extrême qui règne dans l’habitacle. — Quant à la plage des Morts – elle frémit en prononçant ces mots –, je n’y suis pas encore tout à fait, même si je comprends qu’il serait plus attrayant de nager dans une eau claire que de brûler dans l’enfer alimenté par un charbon dont la production a entraîné l’abattage de tous les arbres et la déforestation de toutes les montagnes. Son accent du Yorkshire est soudain virulent, comme à chaque fois qu’une discussion l’amuse. Le chauffeur est accaparé par une mouche posée sur son volant. — Vous voudrez peut-être réserver mon taxi pour le trajet de retour ? — Cela dépendra de la température dans le véhicule. Alors que le taxi se réchauffe, ses fines lèvres bleues dessinent ce qui ressemble à un sourire. Nous sommes désormais en rade dans un hiver moins russe que suédois. Je baisse la vitre. La vallée est couverte de plastique blanc, ainsi que l’étudiant de l’infirmerie l’a décrite. Les fermes du désert dévorent la terre comme une peau morne et malade. J’ai les cheveux dans les yeux à cause du vent chaud et Rose a posé la tête sur mon épaule encore douloureuse après la piqûre de méduse. Je n’ose pas me mettre dans une position plus confortable parce que je sais qu’elle a peur et je dois prétendre que moi non. Elle n’a pas de dieu à qui demander chance ou miséricorde. En fait, elle compte plutôt sur la gentillesse des autres et les calmants. Le chauffeur nous fait pénétrer dans le domaine bordé de palmiers de la clinique Gómez, nous apercevons les jardins que la brochure qualifie d’ “oasis miniature d’une immense importance écologique”. Deux pigeons sont blottis l’un contre l’autre sous les mimosas. La clinique elle-même a été creusée dans la montagne pelée ; construite dans un marbre couleur crème, elle a la forme d’un dôme pareil à un énorme bol renversé. Je l’ai examinée de nombreuses fois sur Google, mais l’image numérique ne rend pas du tout le calme et le réconfort que l’on éprouve à se tenir devant pour de bon. L’entrée, entièrement vitrée, contraste avec l’ensemble. Des buissons épineux aux fleurs violettes ainsi qu’un fouillis de petits cactus argentés sont plantés en grand nombre le long de la courbure du dôme, laissant la voie à l’allée de gravier où le taxi se gare à côté d’une petite navette à l’arrêt. Il faut quatorze minutes à Rose pour aller de la voiture aux portes vitrées. Ces dernières, semblant anticiper notre arrivée, s’ouvrent en silence comme si elles répondaient à notre souhait de pouvoir entrer sans que ni elle ni moi ayons à en faire la demande. Je regarde la Méditerranée bleu foncé au pied de la montagne et me sens tranquille. Quand la réceptionniste appelle Señora Papastergiadis, je prends le bras de Rose et nous boitons de concert sur le sol en marbre jusqu’au bureau. Oui, nous boitons de concert. J’ai vingt-cinq ans et je boite avec ma mère pour être en phase avec elle. Mes jambes sont ses jambes. C’est ainsi que nous trouvons une allure conviviale nous permettant d’avancer. C’est ainsi que les adultes marchent avec de jeunes enfants qui n’avancent plus à quatre pattes, que les enfants devenus adultes marchent avec leurs parents qui ont besoin d’un bras sur lequel s’appuyer. Plus tôt dans la matinée, ma mère s’est rendue seule au Spar pour s’acheter des épingles à cheveux. Elle n’a même pas pris de canne. Je ne veux plus y penser. La réceptionniste m’indique une infirmière qui attend avec un fauteuil roulant. Je suis soulagée de confier Rose à quelqu’un d’autre, de rester derrière l’infirmière qui pousse le fauteuil et d’admirer ses hanches qui se balancent au rythme de ses pas, ses cheveux longs et brillants attachés avec un ruban de satin blanc. C’est une autre façon de marcher, qui n’implique aucune douleur, aucun lien familial ni aucun compromis. Sur le marbre des couloirs, les talons de ses chaussures en daim gris font un bruit de coquille d’œuf qu’on écrase. L’infirmière s’arrête devant une porte où les mots “M. Gómez” sont écrits en lettres d’or sur un panneau de bois ciré, elle toque et attend. Ses ongles vernis brillent d’un rouge sombre. Nous sommes loin de chez nous. Se trouver enfin ici, dans ce couloir incurvé avec ces veines ambrées qui courent sur les murs est une sorte de pèlerinage, une dernière chance. Depuis des années, un nombre croissant de professionnels de la médecine du Royaume-Uni tâtonnent en quête d’un diagnostic, perplexes, perdus, humiliés, résignés. Ce voyage ne peut être que le dernier et je crois que ma mère le sait aussi. Une voix d’homme crie quelque chose en espagnol. L’infirmière ouvre la lourde porte et me fait signe d’entrer avec Rose, comme pour dire, Elle est tout à vous. Dr. Gómez. Le médecin orthopédique que j’ai déniché après des mois de recherches acharnées. La soixantaine environ, il a les cheveux gris, mais avec une étonnante mèche d’un blanc éclatant coiffée à gauche. Il porte un costume à fines rayures, a des mains bronzées ainsi que des yeux bleus vigilants. “Merci, infirmière Soleil”, dit-il comme s’il était normal pour un éminent spécialiste des troubles musculosquelettiques de donner des petits noms aux membres de son équipe. La femme tient toujours la porte ouverte avec l’air de celle dont les pensées sont parties explorer la Sierra Nevada. Il élève la voix et répète en espagnol. “Gracias, enfermera Luz del Sol.” Cette fois, elle ferme la porte. J’entends le claquement de ses talons, d’abord à une allure régulière, puis plus rapide. Elle s’est mise à courir. L’écho de ses pas me reste à l’esprit longtemps après son départ. Le docteur Gómez parle anglais avec un accent américain. — Mesdames, en quoi puis-je vous être utile ? Rose a l’air déconcertée. — Eh bien, c’est précisément ce que j’aimerais que vous me disiez. Le docteur Gómez sourit, dévoilant deux dents de devant entièrement couronnées d’or. Elles me rappellent la dentition d’un crâne humain que nous avions étudié en première année d’anthropologie, le but étant de déterminer quel avait été le régime alimentaire de la personne. Avec des dents aussi cariées, on pouvait imaginer qu’elle avait mâché des céréales dures. Après un examen minutieux, j’avais découvert un petit carré de lin fourré dans la carie la plus grosse. Il avait été imbibé d’huile de cèdre pour soulager la douleur et stopper l’infection. Le ton du docteur Gómez est vaguement amical et vaguement formel. — J’ai lu votre dossier, madame Papastergiadis. Vous avez longtemps été bibliothécaire ? — Oui. J’ai pris ma retraite à cause de mon état de santé. — Vous vouliez arrêter de travailler ? — Oui. — Donc vous n’avez pas pris votre retraite pour des raisons de santé ? — C’est un ensemble de circonstances. — Je vois. Il n’a l’air ni ennuyé ni intéressé. — Mon travail était de cataloguer, d’indexer et de classer les livres. Il acquiesce et tourne le regard vers l’écran de son ordinateur. Pendant que nous attendons qu’il redirige son attention sur nous, je contemple la salle de consultation. Mobilier réduit. Un lavabo. Un lit sur roulettes, qu’on peut élever ou abaisser et, à côté, une lampe argentée. Il y a une vitrine remplie de livres reliés cuir derrière son bureau. Puis je sens qu’on me regarde. Ses yeux sont brillants et curieux. Un petit singe gris empaillé en position accroupie sous une cloche posée sur une étagère à mi-hauteur du mur. Il a le regard fixé pour l’éternité sur ses frères et sœurs humains. — Madame Papastergiadis, je lis ici que vous vous prénommez Rose. — Tout à fait. Il a prononcé Papastergiadis aussi facilement que s’il avait dit Joan Smith. — Puis-je vous appeler Rose ? — Bien sûr. C’est mon nom, après tout. Ma fille m’appelle Rose et je ne vois pas pourquoi vous ne pourriez pas faire de même. Le docteur Gómez me sourit. — Vous appelez votre mère Rose ? C’est la deuxième fois qu’on me pose la question en trois jours. — Oui, dis-je rapidement, comme si c’était sans importance. Puis-je vous demander comment il faut vous appeler, docteur Gómez ? — Certainement. Je suis chef de clinique, donc je suis Monsieur Gómez. Mais si cela paraît trop formel, vous pouvez m’appeler Gómez, je ne le prendrai pas mal. — Ah. C’est bon à savoir. Ma mère lève une main pour vérifier que l’épingle de son chignon est toujours en place. — Et vous venez d’avoir soixante-quatre ans, madame Papastergiadis ? A-t-il déjà oublié qu’il a reçu la permission d’utiliser le prénom de sa nouvelle patiente ? — Soixante-quatre ans, le début de la fin. — Vous avez donc eu votre fille à trente-neuf ans ? Rose tousse comme pour se racler la gorge, opine et tousse de nouveau. Gómez se met lui aussi à tousser. Il se racle la gorge et passe la main dans sa mèche blanche. Rose bouge la jambe droite et émet un grognement. Gómez bouge la jambe gauche et émet un grognement. Je n’arrive pas à savoir s’il l’imite ou s’il se moque d’elle. S’ils se parlent par grognements, toux et soupirs, se comprennent-ils ? — C’est un plaisir de vous accueillir dans ma clinique, Rose. Il tend la main. Ma mère se penche en avant comme pour la serrer, mais change brusquement d’avis. La main du médecin reste en l’air. Manifestement, leur conversation non verbale n’a pas incité ma mère à lui faire confiance. — Sofia, donne-moi un mouchoir. Je lui passe un mouchoir et je serre la main de Gómez à sa place. Son bras est mon bras. — Et vous êtes Miss Papastergiadis ? Il fait traîner les s, ce qui donne misssss. — Sofia est ma fille unique. — Vous avez des fils ? — J’ai dit unique. — Rose. Il sourit. — Je crois que vous allez bientôt éternuer. Y a-t-il du pollen dans l’air, aujourd’hui ? Ou autre chose ? — Du pollen ? Rose a l’air vexée. — Nous sommes dans une région désertique. À ma connaissance, il n’y a pas la moindre fleur dans les parages. Gómez imite son expression vexée. — Plus tard, je vous ferai visiter nos jardins pour que vous puissiez voir des fleurs de votre connaissance. De la lavande de mer violette, des jujubiers aux magnifiques branches épineuses, des genévriers de Phénicie et diverses plantes de brousse des environs de Tabernas importées pour votre agrément. Il s’approche du fauteuil roulant, s’agenouille devant Rose et la regarde dans les yeux. Elle éternue. — Donne-moi un autre mouchoir, Sofia. Je m’exécute. Elle a désormais deux mouchoirs, un dans chaque main. — J’ai toujours mal au bras gauche quand j’éternue, dit-elle. C’est une douleur vive, déchirante. Je dois me tenir le bras jusqu’à ce que les éternuements cessent. — Où se situe cette douleur ? — À l’intérieur du coude. — Merci. Nous effectuerons un examen neurologique complet, nerfs crâniens compris. — Et j’ai une douleur chronique dans les articulations de ma main gauche. Gómez remue les doigts de sa main gauche en direction du singe, comme s’il l’encourageait à faire de même. Au bout d’un moment, il se tourne vers moi. — Vous vous ressemblez, je le vois. Si ce n’est que vous, Missss Papastergiadis, êtes plus mate de peau. Vous avez le teint cireux. Vos cheveux sont presque noirs. Ceux de votre mère sont châtains. Votre nez est plus long que le sien. Vous avez les yeux marron. Ceux de votre mère sont bleus, comme les miens. — Mon père est grec, mais je suis née en Grande-Bretagne. Je ne sais pas si cette remarque sur mon teint est une insulte ou un compliment. — Je suis dans le même cas de figure. Mon père est espagnol et ma mère américaine. J’ai grandi à Boston. — Même chose pour mon ordinateur. Conçu en Amérique et fabriqué en Chine. — Oui, l’identité est toujours difficile à garantir, Missss Papastergiadis. — Je viens des environs de Hull, dans le Yorkshire, déclare soudain Rose qui paraît se sentir exclue. Quand Gómez veut saisir le pied droit de ma mère, elle le lui tend comme un cadeau. Il presse ses orteils avec le pouce et l’index, sous le regard attentif du singe sous cloche, et le mien. Il déplace le pouce vers sa cheville. — Cet os s’appelle l’astragale. Avant cela, je palpais les phalanges. Vous sentez mes doigts ? Rose secoue la tête. — Je ne sens rien. Mes pieds sont paralysés. Gómez acquiesce en prenant l’air de celui qui est déjà au courant. — Comment va le moral ? demande-t-il ensuite, à croire qu’il parle d’un os appelé moral. — Pas mal du tout. Je me penche pour ramasser ses chaussures. — S’il vous plaît, dit Gómez. Laissez-les là où elles sont. Il lui examine la plante du pied droit. — Vous avez des ulcères, là et là. Est-ce qu’on a contrôlé votre diabète ? — Oh que oui. — La surface est limitée, mais légèrement infectée. Il faut régler cela sur-le-champ. Rose opine gravement, mais semble contente. — Le diabète, s’exclame-t-elle, c’est peut-être ça, l’explication. Apparemment, il n’a pas envie de poursuivre cette conversation parce qu’il se lève et se lave les mains dans le lavabo. Il se tourne vers moi en prenant une serviette en papier. — L’architecture de ma clinique vous intéressera sans doute ? Cela m’intéresse, effectivement. Je réponds que, si je me souviens bien, les premiers dômes ont été construits avec des défenses et des os de mammouths. — Ouiii. Et votre appartement de plage est un rectangle. Mais au moins il donne sur l’océan… — Il n’est pas confortable, nous interrompt Rose. Pour moi, c’est un rectangle construit sur du bruit. Il a une terrasse en béton censée être privée, mais ce n’est pas le cas puisqu’elle donne juste sur la plage. Ma fille aime s’y asseoir toute la journée devant son ordinateur pour ne pas me voir. Rose est lancée dans sa liste de récriminations. — Le soir, des spectacles de magie pour les enfants sont organisés sur la plage. Tellement de bruit. Les assiettes qui s’entrechoquent dans les restaurants, les touristes qui hurlent, les mobylettes, les cris des enfants, les feux d’artifice. Je ne vais jamais à la mer à moins que Sofia ne m’y emmène en fauteuil et, de toute façon, il fait toujours trop chaud. — Dans ce cas, je vais devoir faire venir la mer à vous, madame Papastergiadis. Rose se mord la lèvre inférieure un moment. Puis la relâche. — Je trouve la nourriture du sud de l’Espagne très difficile à digérer. — Désolé de l’apprendre. Gómez pose son regard bleu sur le ventre de ma mère tel un papillon sur une fleur. Ma mère a perdu du poids ces dernières années. Elle rétrécit et semble aussi plus petite car les robes qui lui arrivaient aux genoux lui tombent désormais au-dessus des chevilles. Je dois fournir un effort pour me souvenir que c’est une belle femme vieillissante. Ses cheveux, qu’elle coiffe en chignon tenu par une seule épingle, sont son unique caprice. Tous les trois mois, quand les racines blanches réapparaissent, elle les fait couvrir de papier alu et éclaircir par une coloriste à la mode qui, elle, a le crâne rasé. Rose m’a suggéré de faire la même chose avec mes boucles noires indomptables qui ont tendance à friser dès qu’il pleut, c’est-à-dire souvent.