Fellous, Colette

A l’occasion d’un billet sur les deux Fellous (rechercher), j’ai présenté Colette qui n’est pas Sonia, plus connue de la communauté judéo-tunisienne.

Et puisque je donne des premières pages, je colle celles de son dernier très beau livre.

PS. Avis aux lecteurs, éditeurs, auteurs. Je ne crois pas enfreindre la Loi en partageant ces premières pages. Je livre ce que j’aime, en rappelant que dans mon menu, en haut, on peut trouver une section “premières pages”. Comme l’entrée dans le menu gastronomique à plusieurs services.

Colette Fellous est une grande écrivaine.

Dommage, pas de photos des fleurs insérées dans le texte, je les colle demain. Il se fait tard.

Il a plu dans la nuit. Et vers sept heures, en me réveillant, je me suis entendue dire : comme je voudrais. Les yeux presque fermés. C’était bizarre, je ne sais pas pourquoi j’avais dit ces mots. Ce qu’ils me cachaient, ce qu’ils m’indiquaient, je ne le comprends toujours pas, j’avais le cœur en feu. Je savais simplement que c’était lié au livre que je n’avais pas encore écrit. Et cette phrase, juste après, en préparant le café : trois, cinq, sept, cinq, il suffirait de suivre la cadence et d’y aller, maintenant c’est possible, c’est le bon moment, vas-y. Tout avait l’air simple, comme issu de ma nuit, comme une direction à prendre, très nette. Mais non. Voici des couloirs, des trains, du linge qui sèche sur les terrasses, des herbes brûlées, du vent qui fait battre les grands draps blancs, des silhouettes qui avancent, toutes de dos, des amandiers en fleur, des chats qui se disputent sous une camionnette, le corps ombré d’une montagne dans le fond, un chant d’enfants par-dessus le mur d’un orphelinat, et un vaste ciel rose et gris au-dessus de la mer, je reconnais aussitôt l’écran géant de ma vie, en stéréo-couleurs, mais vers où aller ? Je tourne la tête, je vacille, diffère, regarde par la fenêtre les grands hêtres derrière la haie d’aubépines, j’hésite, je tape sur mon portable, fais défiler les mails et les nouvelles, la guerre, les retraites, un assassinat dans une école primaire de Nashville, les oiseaux qui disparaissent de façon inquiétante, une astuce pour nettoyer les oreilles d’un chat. Le cœur toujours en feu je regarde encore vers le jardin, les églantines se sont ouvertes à nouveau, comme chaque matin, les feuilles du tilleul bougent lentement (il a été planté l’année de ma naissance), j’arrange le bouquet d’anémones, me refais un café. Et dans le goût âcre d’une des gorgées, voilà qu’une ribambelle de bruits, de visages, de mots, de couleurs, de jardins et de rues, d’objets oubliés ou délaissés m’apparaissent, ils se disputent et veulent tous entrer, en farandole, à la même seconde, ils gesticulent, joyeux et maladroits, comme venant de naître : comment les calmer, comment les trier ? Alors je m’entends répéter : comme je voudrais comme je voudrais. Comme je voudrais quoi ? Tout recommencer ? Tout raconter ? Tout corriger ? Tout répéter ? Tout oublier ? Tout découvrir ? Tout aimer ? Tout abandonner ? Tout revivre ? Oui, développer cette série de verbes, tous ensemble au même moment. Quelque chose de choral, d’irrégulier, de quantique, que je ne connais pas encore, du tout neuf à partir de ce que je crois avoir vécu. Du désordre et de la rigueur, quelque chose de beau et de violent qui embrasserait en un seul geste et en un seul temps les points brûlants de ma vie, parce que oui, ma vie a été violente malgré les apparences. Je n’en dirai rien de cette violence, ça ne regarde que mon corps et moi, je ne suis pas là pour régler des comptes. C’est autre chose que je voudrais, et puis un livre se tient toujours ailleurs de la vie, même s’il s’en sert largement. Mais je n’y arriverai peut-être pas. Quelque chose de doux aussi parce que je n’ai jamais quitté de vue la douceur, c’était et c’est encore toujours un point à atteindre, presque à chaque instant. Beau, doux, violent : voilà pourquoi je dois avant tout convoquer des fleurs, car elles contiennent la beauté, la douceur et la violence. L’éphémère aussi. Un cortège de fleurs, fraîches et silencieuses, qui auraient passé leur vie à protéger des secrets, des beaux et des moins beaux. Avec elles, je pourrai peut-être ? Je me revois mettre de la musique dans la cuisine pour aider le mouvement, je portais ma longue veste en coton bleu de Kyoto, ce bleu particulier qui contient les nuances du chemin qui mène au Ginkaku-ji, le Pavillon d’argent, avec juste au-dessus la montagne de l’Est que je touche encore du regard. C’était ce matin mais ça me semble si loin, le soir est presque là, au bord de la forêt de Lyons tandis que le soleil rase le fond du jardin en un point vif orangé, dans quelques secondes il tombera derrière le grand charme, je ne verrai plus que ses rayons tremblants et si vivants à travers les branches, mes yeux se plisseront en essayant de les fixer. Les églantines se fermeront bientôt pour la nuit. J’écris maintenant dans la chambre haute, avec le soir qui vient. J’écris. Au passé présent. Les saisons se chevauchent et gambadent, elles sont mes guides. L’odeur du feu emplit tout l’espace. C’était donc ce matin, au réveil. Il faut que je reprenne les choses, une à une. D’abord, j’ai mis Randy Newman, « Bad news from home », pour me chauffer. High on a cliff in Mexico, sa voix se répandait dans toute la cuisine, elle l’embrassait on aurait dit, elle caressait les murs, frôlait le plafond puis revenait vers moi, insistante, comme pour me poser une question, elle avait le goût du café qui s’appelait justement Mexico numéro 7, mon préféré pour le matin. You said you love me but I know you lied, répété deux fois pour clore la chanson. Tu as dit que tu m’aimais mais je sais que tu as menti. Puis j’ai retrouvé l’album de Tanita Tikaram : Ancient heart, ça m’allait bien ce cœur ancien. « Twist in my sobriety », je l’écoutais en boucle à la toute fin des années 80. Je chante avec elle, fort, encore plus fort, comme je le faisais ces étés-là, à Rome, à Paris, sur les routes de Provence, dans mes nuits scintillantes. Tant de chansons que j’ai faites miennes, pour un mot, un refrain, un coup de batterie, une nuance dans la voix, une échappée de hautbois. Now your conscience is clear, look my eyes are just holograms. Je ferme les yeux, j’attends qu’ils deviennent hologrammes, ma conscience est claire. Dehors il y avait la forêt, les merles, les bergeronnettes et les mésanges, peut-être même un rossignol tout en haut du cerisier ou un troglodyte, la mobylette de la factrice, les deux nouveaux érables dans le fond du jardin, l’un vert tendre et l’autre pourpre, tous les deux irréguliers et princiers. Il y avait aussi le tracteur rouge de Madame Odile qui passait et repassait, c’est elle qui m’avait dit que le tilleul avait été planté l’année de ma naissance, petite fille elle vivait avec son grand-père dans cette maison. Et ces roses minuscules qui venaient d’apparaître, elles n’étaient pas là hier soir, elles avaient dû s’ouvrir dans la nuit : à quelle heure exactement, en pleine nuit, avant l’orage, ou à l’aube, après avoir été fouettées par la pluie ? Cette délicatesse de rose et de blanc, ces nervures si légères et transparentes, un paysage dans chacune d’elles, une manière infinie de dessiner le monde, c’est comme un vertige fixé dans les pétales. Je me suis approchée et j’ai posé mes joues tout près d’elles, comme on se blottit dans le cou d’un bébé. Comment saisir cette beauté intacte et soudaine ? Cette chose splendide d’avant le langage. Avec ses torsades de questions. De toute façon, je voulais finir avec des fleurs, je ne sais pas si cette fois j’aurai vraiment le temps, j’ai toujours quelque chose de très urgent et sans importance à terminer, mais on finit toujours avec des fleurs, non ? Je sais pourtant que tout avait commencé et disparu depuis longtemps, c’est un truc que tout le monde sent confusément sans y prêter attention, ça apparaît ça disparaît, ça vous revient puis ça s’évapore encore, on ne sait jamais si c’était une hallucination ou un rêve furtif, on n’a pas eu le temps de saisir le point exact du commencement, on avance quand même sans jamais reconnaître l’éclair de l’origine car il n’y en a pas. Là-bas, dans le petit bal de Mexico, les femmes étaient assises sur des chaises, collées au mur, le sac sur les genoux, longue ligne sur la gauche, et les hommes passaient, fiers, le dos cambré, ils tendaient le bras comme pour les cueillir, à la fois timides et décidés, ils choisissaient tranquillement, ça ne choquait personne et ils s’arrêtaient d’un coup, un simple geste oblique de la tête désignant la piste, genre on y va tu viens ? La femme se levait, laissait son sac sur la chaise, glissait avec l’homme au milieu des autres couples, ils s’envolaient presque et ça sentait partout la gomina et la violette. C’était un autre temps. Mais peut-être que rien n’a changé ? La danse devenait ample, mouvante, elle dessinait le paysage entier de la piste, de jolies robes de satin fleuri, surtout du rouge et du noir, oui, là-bas, dans ce petit bal de Mexico, ça tournoyait et personne ne se gênait, jamais aucun corps ne se cognait à un autre, c’était au Salón Colona ou au Bar León, c’était à Mexico mais sans doute pareil dans tous les tangos du monde. Je les suivais du premier étage. Les murs étaient d’un beau jaune, je buvais lentement du café et souriais malgré moi. J’étais étonnée car dans la musique de ce danzón il y avait ma mémoire presque entière, taches de rouge et de noir qui désignaient tantôt l’Asie tantôt l’Afrique tantôt l’Italie tantôt Paris. Tout se mettait à battre ensemble et je souriais à ce tout. Sous la voix de Lucha Reyes cette fois. « Por un amor ». Trois, cinq, sept, cinq, quel délicieux vertige, je jetais ma tête en arrière et tout revenait, comme une fresque de la mémoire. Chaque gorgée convoquait des instants qui disparaissaient au fur et à mesure de leur surgissement. Des chambres, des fenêtres, des tissus, des épaules, des lèvres, des mains, des vases, des draps, des bruits, des rires, des couleurs, des bouquets, des têtes renversées, du plaisir et plein de mimosas d’été, un peu ternis, ça longeait les instants, les années et les saisons. Je croyais tout reconnaître. Je croisais des parfums oubliés, je les saluais, une vraie joie à suivre cette cadence, quelque chose qui s’apparentait au mot miracle ou au mot fête. « Por un amor ». Au miracle d’être en vie aussi. Toujours ce matin, dans ce coin de Normandie pris entre la forêt et les grands champs, près des mésanges frivoles, du meuglement des bœufs qu’on va venir chercher vers midi pour les conduire à l’abattoir, du splendide coq (le voisin l’appelle Édouard) qui annonce le soleil en quatre notes, il était encore neuf heures derrière la haie d’aubépines, je me sentais par bouffées respirer dans d’autres saisons et d’autres paysages mais ça ne me gênait pas, j’avais l’habitude, j’allais et venais, j’accueillais tout avec joie et curiosité, ce grand battement dans la poitrine que je reconnaissais, une sorte d’extase, comme quelque chose qui me submergeait et toujours me devançait, mais voilà qu’il était soudain onze heures. J’ai levé la tête et j’ai dit une nouvelle fois, les yeux bien ouverts : oui, comme je voudrais rejoindre Mexico et cette salle de bal d’un beau jaune pour écrire dans les fleurs de ces robes mais aussi dans les yeux de toutes les fleurs éparpillées, soulevant la mémoire et le cœur de celles qui m’ont accompagnée dans tous les âges de ma vie jusqu’à ce bout de campagne, posé entre les champs et la forêt, ce hameau qui est devenu un fragment de mon corps, oui, comme je voudrais ! Je l’ai dit à haute voix, même si j’étais seule dans la maison. Et ma voix était celle d’une autre, une qui avait traversé la vie durant cinquante ans, peut-être même durant le double tant ma vie m’a paru dense et multiple à cet instant, une qui avait marché dans des villes et des villes avec confiance et gourmandise mais qui n’était plus moi. J’avais toujours les mêmes yeux et le même corps qu’elle mais ce n’était plus moi. J’avais disparu. Par mes livres, sans m’en rendre compte, j’avais signé ma disparition. Ça s’est fait peu à peu. Et c’était une délivrance. Alors j’ai répété à haute voix, de façon emphatique : comme j’aimerais les revoir d’un coup toutes ces fleurs de la vie, faire l’appel en les nommant et qu’elles me répondent une à une : présente ! Elles seraient là, dans cette maison, avec leurs voix d’éternelles enfants. Elles reviendraient toutes. Certaines étaient enfermées dans des bouquets, d’autres s’éparpillaient dans les jardins, d’autres étaient sur le point de se faner, de se recroqueviller jusqu’à tomber d’un coup, en silence dans l’herbe, elles tapissaient irrégulièrement les falaises et les prés, il y avait aussi celles dont j’ignorais le nom et la couleur exacte, jaune safran, gris cendré, bleu-mauve, fuchsia clair, grenat, presque noires, comment dire ? Celles qui s’entêtaient à pousser dans une fissure de macadam, entre les rails de chemin de fer ou dans des dunes assoiffées, regarde comme elles sont fraîches et parfaites, c’est incroyable, regarde bien, tu ne regardes pas vraiment, tu penses à autre chose. Je dis tu, je dis vous, je dis on, parfois c’est plus facile de dire je, mais c’est pareil. Je veux parler des yeux qui lisent autant que des yeux qui écrivent, je veux parler de tous ceux qui marchent, qui voyagent, pleurent, s’engagent, travaillent, font l’amour, se séparent, reviennent et repartent, sans cesse. Qui racontent ensuite ce qu’ils ont vu, ils changent une phrase, un détail, interprètent, rigolent, exagèrent ou au contraire oublient de déployer leur récit, juste un mot et c’est suffisant, ils ne s’attardent pas, passent vite à la suite, c’est dommage car on aimerait savoir ce qui aurait pu exister entre deux phrases, entre deux gestes. On ne saura jamais. Et là, cette odeur furtive d’immortelles, dans le jardin, sur les hauteurs de Sainte-Maxime, pain d’épices, curry, réglisse ? Une odeur profonde, mutine et insaisissable qui s’approche et s’échappe, musique lente et grave qui joue à cache-cache avec le souffle de la fin d’après-midi, devant la mer splendide dans le fond, vous la reconnaissez ? Elle m’offre soudain tant de joie, pourquoi, comment, que s’est-il passé ?

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