La photo est construite. Noir et blanc, décentrage du personnage principal, irréalité du bloc de foin, contraste et exposition poussés, high key.
Ici, comme toujours, le regardeur reconstruit l’histoire, la sienne en réalité.
Un premier œil, celui de l’esthète de service, bourré de technique. Il décèle la construction, regrette la brulure (photographique) des éléments, critique l’absence de correction dans les hautes lumières. Il ne s’arrête à rien, ne voit pas le personnage, n’admire pas la moto, n’est pas subjugué par la géométrie du rectangle de foin, posé, au bord d’une route, presque nulle part.
Ainsi, l’esthète qui devrait pourtant être le plus sensible de tous les voyeurs d’image se carre souvent dans la froideur analytique. C’est ce qu’on nomme un effet pervers.
Puis l’œil du baladeur, du randonneur. Il imagine les champs de blé, une Beauce de rêve, des couleurs irréelles qu’il regrette un peu volées par le noir et blanc. Il se dit qu’éventuellement, il essaierait un jour une balade à moto, même si la motorisation lui semble incompatible avec le chemin.
Donc deux yeux qui sont leurs miroirs. Il y en a d’autres, mais l’on serait trop long.
On peine à évoquer, par pudeur, l’œil de celui qui a pris la photo. Même si, tous le savent, la photo n’est donnée à voir que pour ça, malgré tous les alibis d’une intellectualité de passage ou les affirmations des pudeurs prétendues. Lui ne voit que son fils et regrette que la moto soit désormais remisée. Ici, c’est un retour naturel, sans lequel le retour ne serait que discours d’un faiseur.
Le photographe ne peut voir que son fils.
On aurait du juste, légender : “un jeune fils sur une belle moto”.
Evidemment que le photographe aime cette photo. Si l’on avait ajouté qu’il doit sûrement aimer aussi son fils, l’on plongerait dans la filouterie romanesque.