Mc Ewan

Extrait (p26,27,28) de “LESSONS”, le dernier roman de Ian Mac Ewan. Dans la veine de son grandiose “SAMEDI”

Suivre les instructions, deux, trois peut-être par seconde, mobilisait toute sa concentration. Il s’oubliait, oubliait même la professeure. Le temps et le lieu se dissolvaient. Le piano s’évanouissait et avec lui l’existence même. Ce fut comme s’il s’éveillait d’une nuit de sommeil quand il se retrouva à la fin, jouant à deux mains un simple accord ouvert. Mais il ne les retira pas, contrairement à ce que lui indiquait la brève sur la partition. L’accord résonna et s’estompa dans la petite salle aux murs nus. Il ne lâcha pas le clavier en sentant la main de l’enseignante sur sa tête, même quand elle exerça une pression pour faire pivoter son visage vers elle. Rien dans son expression n’annonçait ce qui allait suivre. Elle dit calmement : « Toi… » Alors il enleva ses mains des touches. « Toi, espèce de petit… » Dans un mouvement compliqué, elle baissa et inclina la tête, son visage se rapprochant et décrivant un arc de cercle qui se termina par un baiser, ses lèvres à elle sur les siennes, un doux baiser prolongé. Il ne résista ni ne répondit à ce baiser. C’était arrivé et il la laissa faire sans rien ressentir tant que cela dura. Après coup seulement, à force de revivre et de rejouer cet épisode seul avec lui-même, en mesura-t-il l’importance. Tant que cela dura, elle avait les lèvres sur les siennes et il attendait sans bouger que le moment passe. Puis une distraction soudaine y mit fin. Un éclair dû à une ombre ou à un geste fugitif avait traversé la fenêtre en hauteur. La professeure s’écarta pour regarder, comme lui. Ils l’avaient tous deux vu ou perçu au même instant, en lisière de leur champ de vision. Était-ce un visage, un visage réprobateur et une épaule ? Mais la petite fenêtre carrée ne leur montrait que des lambeaux de nuages et des bribes de bleu pâle hivernal. Il savait que de l’extérieur cette fenêtre était trop haute pour que même le plus grand des adultes ne l’atteigne. C’était un oiseau, probablement un pigeon du colombier des anciennes écuries. Mais professeure et élève s’étaient séparés avec un sentiment de culpabilité et, bien qu’il n’ait pas compris grand-chose, il savait qu’un secret les unissait désormais. La fenêtre vide leur avait brutalement rappelé le monde des gens du dehors. Il comprenait aussi qu’il aurait été impoli de porter la main à sa bouche pour atténuer le picotement de la salive en train de sécher. La professeure se retourna vers lui et d’une voix apaisante qui suggérait qu’elle se souciait peu de la curiosité du monde extérieur, les yeux dans les siens elle s’adressa à lui, avec gentillesse cette fois et au futur, qu’elle employa pour donner au présent un semblant de raison. Et ce fut le cas. Mais il ne l’avait jamais entendue en dire si long. « Roland, dans deux semaines il y aura une demi-journée de congé. Elle tombe un vendredi. Écoute-moi attentivement. Tu iras sur ton vélo jusqu’à mon village. Erwarton. Venant de Holbrook, c’est après le pub, à droite, une porte verte. Tu arriveras à temps pour déjeuner. Tu as compris ? » Il avait acquiescé de la tête, sans rien comprendre. Qu’il doive traverser la péninsule à vélo sur des petites routes et des chemins de terre jusqu’à son village pour déjeuner alors qu’il pouvait manger à l’internat le déconcertait. Tout le déconcertait. Dans le même temps, malgré sa confusion, ou à cause d’elle, il aspirait à être seul pour retrouver la sensation de ce baiser et réfléchir. « Je t’enverrai une carte pour te le rappeler. À partir de maintenant tu prendras tes leçons avec M. Clare. Pas avec moi. Je lui dirai que tes progrès sont exceptionnels. Donc, jeune homme, nous allons faire des gammes en majeur et en mineur avec deux dièses à la clé. »

Un article du LOS ANGELES TIME

https://www.latimes.com/entertainment-arts/books/story/2022-09-12/ian-mcewan-reflects-on-lessons

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée.